KAPITAL

Franc fort: les commerces réagissent

La fuite hors-frontières des clients attirés par les aubaines de change pèse déjà sur les commerces locaux. A Genève et Bâle, les magasins adaptent leurs prix pour résister. Enquête.

«L’euro a baissé, nos prix aussi.» Christine Haury, gérante de la boutique d’accessoires Lollipops, sur la rive droite à Genève, a collé une affichette sur sa vitrine: ses clients peuvent profiter en caisse de baisses de prix de 10 à 30% selon les articles. «Un petit sac passe de 95 à 65 francs, un porte-monnaie de 69 à 59 francs», énumère la commerçante. Outre cet affichage, elle fait la promotion du nouvel argument commercial par des SMS et des courriels à sa clientèle. «Je baisse mes prix, j’en suis fière, autant le promouvoir.»

Surtout que les résultats des dernières semaines ne sont pas brillants. «Avec les commerçants du quartier, nous pensions que la chute de fréquentation était due aux travaux du tram, mais ces dernières semaines nous avons dû constater que la cherté du franc était aussi en cause. Les gens ne sont pas fous, ils vont en France, moi-même j’en profite.»

L’institut bâlois BAK estime que les Suisses vont dépenser cette année 310 millions de francs supplémentaires pour leurs achats frontaliers. Cause de cet exode, les importants avantages de change évidemment. Autant d’argent qui va manquer dans les caisses des commerces suisses pénalisés par la force du franc.

Juste en face de Lollipops, chez Manor, le directeur François Rychen note ainsi un ralentissement d’activité en juillet par rapport à la même période l’an dernier. «Les soldes dans l’habillement nous ont permis de limiter le fléchissement qui se fait surtout sentir dans l’alimentation», indique-t-il.

Des conséquences pas encore dramatiques, mais qui pèsent déjà sur l’emploi. «Nous avons réduit de quelques heures les plannings des étudiants embauchés pour l’été», regrette le directeur. Pour lutter contre la désaffection de leurs enseignes, la plupart des commerçants interrogés cherchent, comme Lollipops, à adapter leurs prix à la baisse.

«Nous avons consenti à des rabais conséquents sur les chaussures quand nous sommes facturés en euros. A produits équivalents, nous avons des offres comparables à la France», indique Sébastien Aeschbach, d’Aeschbach chaussures and sports. Mais difficile de suivre au jour le jour le plongeon de l’euro, surtout que les stocks s’achètent des mois à l’avance. «La baisse est tellement brutale, -20% en deux semaines, c’est énorme», soupire le commerçant.

Limites

Divers autres facteurs limitent la compétitivité des détaillants genevois par rapport à leurs voisins français. «Nous ne pourrons pas descendre audessous d’un certain niveau sans aménager notre structure de frais, poursuit Sébastien Aeschbach. La part hors marchandise (communication, loyer, salaires, électricité) devient en effet plus importante dans le calcul des prix lorsque nous baissons ces derniers.»

La hausse des allocations familiales en 2012 ou les initiatives socialistes pour une sixième semaine de vacances et un salaire minimum sont pointées comme autant de handicaps supplémentaires par les fédérations de commerçants. «Notre position face à cette situation préoccupante est de demander une baisse de la fiscalité et une réduction des coûts du travail», indique ainsi Olivier Sandoz, directeur général adjoint de la Fédération des entreprises romandes Genève.

Dans leur tentative d’adapter les prix à la baisse, les détaillants sont aussi limités par la plus ou moins bonne volonté des importateurs à qui ils achètent leurs marchandises en francs suisses. «Le mot d’ordre c’est d’acheter le plus possible en euros directement aux fabricants, explique Fabienne Gautier, présidente de la Fédération du commerce genevois. Mais sur certains articles, notamment ceux en provenance des Etats-Unis, il est impossible de faire l’impasse sur les importateurs qui gèrent le marché, empêchant notamment que deux commerces vendent la même marque à quelques mètres d’intervalle.»

Contrairement aux distributeurs généralistes que sont Coop ou Denner, les commerces spécialisés ne peuvent pas exercer des pressions allant jusqu’au boycott de certains articles surévalués. «Dans l’habillement notamment, où les clients viennent pour des marques en particulier, il n’est pas possible de cesser la vente de ces marques. Nous sommes obligés de négocier avec les importateurs, ce qui est plus compliqué», explique Fabienne Gautier.

Crise du luxe

Autre catégorie durement touchée par les écarts de change: la bijouterie. L’importante clientèle asiatique, quand elle ne fuit pas simplement l’îlot suisse de cherté, préfère faire ses emplettes en euros à l’étranger plutôt qu’à Genève. D’autant plus que les baisses de prix sur les bijoux, même ceux d’importation, ne sont pas à l’ordre du jour. «Comme le franc suisse, l’or est une valeur refuge. Les petits diamants sont également montés en flèche. Les fabricants se retrouvent donc au contraire obligés d’augmenter leurs prix», indique Michelle Zbinden, de la bijouterie du même nom à la rue de Coutance.

A ces mécanismes s’ajoute le début d’une crise du luxe où le montant des cadeaux est souvent indexé aux performances boursières et des Fêtes de Genève plus calmes que d’habitude en raison des dates du ramadan. «Nous ne sommes pas en danger pour l’instant, mais nous espérons que des solutions seront rapidement trouvées pour corriger les impacts négatifs du change», explique la bijoutière. En attendant, elle compte sur la stratégie des marques helvétiques pour augmenter leurs prix dans la zone euro afin de ne pas désavantager le marché suisse et des marques étrangères pour lui vendre leurs marchandises en euros.

Sentiments amers

La chaîne d’habillement Zara, dont nous avions mis en avant les écarts de prix de l’ordre de 20-30% par rapport à la France voisine (lire L’Hebdo du 4 août 2011), n’a en revanche aucune intention de baisser ses tarifs. «Les prix sont calculés individuellement selon les pays de manière à ce que le client ait le sentiment de payer un tarif conforme à ses attentes. Nous n’avons pas pour politique de les faire évoluer en cours de saison. Davantage que pour les prix, c’est pour trouver les dernières tendances et une bonne qualité que les gens viennent dans nos magasins», explique Raúl Estradera, porteparole d’Inditex en Espagne. Au client donc de juger si ces prix surévalués lui paraissent corrects… ou d’aller voir ailleurs.

De manière générale, c’est un sentiment amer qui domine face aux conseils des médias et d’associations de défense de consommateurs d’aller faire leurs courses ailleurs. «Il est difficile d’accepter que des médias envoient les gens en France. La presse donne certes des informations brutes correctes, mais elle ne tient pas compte de la temporalité et des conditions propres au commerce en Suisse», regrette Sébastien Aeschbach. Pire, ces incitations sont néfastes pour l’économie en général selon François Rychen: «Chacun est libre, mais un tel exode implique une baisse des rentrées fiscales, une hausse du chômage, etc.»

Le prix des idées

Toutefois, la concurrence frontalière ne fait pas que déprimer les détaillants suisses, elle éperonne aussi leur ingéniosité et leur esprit commercial; comme à Bâle où des magasins de meubles ont choisi d’écouler leurs marchandises en euros (lire encadré). Tandis que Lollipops emploie les baisses de prix comme argument publicitaire, Aeschbach chaussures & sports mise sur une stratégie agressive.

«Nous allons ouvrir une nouvelle enseigne et deux boutiques en ligne cet automne», annonce son directeur. La bijouterie Les Ambassadeurs, qui ne dit pas souffrir d’une raréfaction de sa clientèle, a lancé une application iPad qui offre une palette de services complémentaires à ses clients et une série d’événements en septembre sous l’appellation «Espaces connaisseurs» pour sensibiliser au savoir-faire horloger.

D’autres commerces misent sur leur excellence. «Nos produits sont tellement spécifiques que nous ne craignons pas la concurrence française», assure ainsi Serge Belime de la Boucherie du Molard. Ceux qui n’ont pas la chance d’écouler des articles aussi rares attendent par contre avec impatience les effets correcteurs de la politique inflationniste de la BNS.

EN CHIFFRES
Le cours mensuel moyen de l’euro a baissé de 9,2% entre décembre 2010 et juillet 2011. Durant la même période, les prix de l’ensemble des produits à l’importation ont augmenté de 0,5%. Quelques exemples détaillés, pris sur la même période:

HABILLEMENT +1,3%
VÉHICULES -0,6%
MEUBLES -1,1%
INFORMATIQUE ET ÉLECTRONIQUE -5,1%
PRODUITS PÉTROLIERS +8,8%
MÉDICAMENTS +0,7%

_______

Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.