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Vous pensez faire un bullshit job? Voici comment en avoir le cœur net

Une étude publiée par l’Université de Zurich tend à confirmer la théorie des «bullshit jobs», rendus célèbres par l’essai éponyme de l’anthropologue américain David Graeber. Vous pensez que votre job tombe dans cette catégorie? Voici comment en avoir le cœur net.

«Larbins», «porte-flingue», «rafistoleurs», «cocheurs de cases» ou encore «petits chefs»; David Graeber n’y est pas allé avec le dos de la cuillère quand il s’est agi de catégoriser les postes de travail «à la con», selon ses termes. À la suite d’un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2013, qui montrait que plus d’un tiers des actifs (37%) estimaient que leur emploi ne servait à rien, l’anthropologue et activiste new-yorkais avait publié en 2018, le désormais célèbre ouvrage «Bullshit jobs», dans lequel il définissait le phénomène et fournissait quelques hypothèses quant à la raison d’être de ces postes et leurs effets sur les individus et la société.

En juillet 2023, une étude menée sur près de 3000 Américains et publiée par l’Université de Zurich tend à démontrer que la théorie de David Graeber, disparu en 2020, se vérifie dans la réalité. «C’est la première fois que nous appliquons la théorie de l’anthropologue américain à son pays d’origine. Les résultats montrent que les personnes occupant des postes désignés comme «à la con» par David Graeber avaient généralement plus de chances de considérer leurs jobs comme tels», explique Simon Walo, chercheur en sciences sociales à l’Université de Zurich et auteur de l’article scientifique «’Bullshit’ After All? Why People Consider Their Jobs Socially Useless».

  1. Votre poste ne sert qu’à marquer le statut de votre employeur?

C’est ce que David Graeber appelle les larbins. Les meilleurs exemples sont sans doute les portiers et les réceptionnistes. Mais attention, cela ne signifie pas que tous ces postes sont inutiles (pour les seconds, en tout cas). Toutefois, l’auteur note que beaucoup sont embauchés non pas pour les services rendus, mais pour servir de marqueurs de réussite ou de statut à leur employeur.

  1. Votre mission consiste à traiter les conséquences d’un problème, plutôt que sa cause?

Les postes de rafistoleurs sont bien souvent occupés par des travailleurs qualifiés, par exemple en informatique. Au sens figuré, ils se retrouvent le plus souvent à colmater les fuites là où leur employeur devrait plutôt faire réparer la tuyauterie. La situation est d’autant plus frustrante pour eux qu’ils pourraient être hautement utiles au fonctionnement de leur organisation, mais que leurs compétences sont mal mises à contribution.

  1. Votre poste sert à faire croire que votre employeur fait des choses bien?

Les cocheurs de case servent principalement «à donner l’impression que leur employeur fait quelque chose qu’en réalité il ne fait pas», pour reprendre la description donnée dans l’ouvrage «Bullshit jobs». Constituant sans doute la forme la plus aboutie de bureaucratie, ce type de jobs découle par exemple de l’obligation de diligence auxquelles les entreprises sont astreintes, mais qu’elles n’ont pas les moyens d’honorer (comme de vérifier si un client est corrompu). L’auteur cite également l’exemple d’une employée dont le travail est de recueillir, au moyen de questionnaires, des données qui ne seront ensuite jamais exploitées.

  1. Votre poste, voire votre profession, n’existe que parce que les entreprises se font la guerre?

Pour illustrer le propos, prenons l’exemple de l’armée, qui n’existe que parce que les autres pays en ont une. Eh bien, les postes occupés par les porte-flingues, c’est un peu pareil. Ils sont créés pour mener les batailles que se livrent les entreprises, notamment sur les terrains politique, juridique et commercial. L’auteur mentionne quelques corps de métier particulièrement exposés: avocats d’affaires, lobbyistes des banques, gourous du marketing.

  1. Votre travail se limite à organiser, voire créer, le travail des autres?

Pour David Graeber, cette catégorie est un peu le pendant de la première (les «larbins»). Il s’agit des petits chefs dont la fonction consiste à distribuer le travail à des employés qui pourraient parfaitement le faire eux-mêmes, voire à créer du travail inutile et des postes «à la con» rien que pour justifier leur propre poste. Après tout, que serait un manager sans subordonnés?

Un mal-être auto-diagnostiqué

Dans son ouvrage au fort accent anti-capitaliste, David Graeber ne manque pas de ramener le monde du travail aux dynamiques de classes. Comment expliquer que, même avec l’automatisation massive dans la production de valeur, couplés à une numérisation débridée, le nombre d’heures de travail effectués par des humains n’ait pas diminué?

Pour l’anthropologue, associé au mouvement Occupy Wall Street, il ne fait aucun doute qu’une partie importante, voire majoritaire, du temps de travail de nombreuses personnes ne sert plus à rien, mais que les milieux économiques préfèrent les payer à ne rien faire de concret, tant qu’ils sont dans un bureau, à disposition du capital, plutôt que de leur laisser trop de temps libre. La théorie du libre-marché selon laquelle tout poste inutile viendrait à disparaître sous l’effet de l’auto-régulation ne tiendrait donc pas.

Ce postulat ne sort pas de nulle part. Le phénomène est criant dans de nombreux pays, comme le démontrent les dizaines de témoignages recueillis par l’auteur. En effet, l’activiste américain admettait lui-même qu’il était difficile de juger au cas par cas si le poste occupé correspond bien à un «job à la con» de l’extérieur, tant les notions invoquées (l’utilité sociale notamment) sont difficiles à mesurer.

L’auteur s’en remet à des appréciations émanant des sujets eux-mêmes. En clair, ce sont les travailleurs qui ressentent l’impression que leur job n’a aucun sens et choisissent de faire part de leur désarroi.

Des études réalisées entre temps tendaient à relativiser l’ampleur du phénomène décrit par David Graeber et le sondage britannique de 2013. L’une d’elles estimait même plutôt à 8% la part des actifs considérant leur job comme «inutile à la société», après avoir recueilli des données dans 47 pays.

L’aliénation ronge l’enthousiasme des travailleurs

Pour les détracteurs de la théorie des «jobs à la con», le problème n’est pas qu’il existe beaucoup de postes inutiles, mais plutôt que de nombreuses personnes ne comprennent pas, ou mal, l’utilité de leur travail. En effet, les diplômés d’études supérieures, de plus en plus nombreux, aspirent souvent à un degré élevé de satisfaction dans leur vie professionnelle. Ces emplois «idéaux» se révèlent malheureusement plus rares qu’attendu et beaucoup se retrouvent à des postes peu passionnants. Néanmoins, prétendent certains, cela ne signifie pas que ces jobs sont inutiles.

Le phénomène s’expliquerait alors davantage par l’aliénation (déjà théorisée par Karl Marx au XIXe siècle) – qui se produit lorsque la personne ne perçoit plus l’utilité de son labeur, notamment à cause de la division accrue du travail – que par une véritable «bullshitisation» où une grande partie des heures de travail salarié ne sert effectivement plus à rien.

«C’est probablement vrai pour certaines des personnes témoignant dans l’ouvrage de David Graeber, concède le chercheur zurichois Simon Walo, mais il est difficile d’établir avec précision dans quelle mesure la frustration des travailleurs provient de la désillusion vis-à-vis du monde du travail ou plutôt d’une véritable prise de conscience quant à l’inutilité, voire à la nuisance, de leur activité. Le problème provient également des inégalités. Le système économique actuel permet à certains de s’enrichir à tel point qu’ils peuvent facilement s’offrir des larbins, dont la finalité du poste n’aura pas grand intérêt ni pour l’employé ni pour la société. Ce que montrent nos études, c’est que les personnes employées à ces postes souffrent de leur situation, mais ne peuvent souvent pas démissionner, tant la pression financière et sociale est forte.»

Inutiles, parfois nuisibles, mais bien planqués

Dans son ouvrage, David Graeber explique par ailleurs que de nombreux postes de travail inutiles ou nuisibles à la société sont plutôt bien payés (voire très bien), à la différence d’autres activités essentielles (nettoyage, entretien des infrastructures, aides aux soins médicaux, etc.).

En outre, certains sont même ravis de leur «job à la con», notamment lorsqu’il leur permet de mieux concilier vie professionnelle et vie de famille, tout en étant relativement bien rémunérés, comme le montrent les témoignages recueillis par David Graeber.

Et en Suisse?

L’une des critiques qui peut être proférées à l’égard de la théorie des jobs à la con, c’est que les données et les témoignages proviennent quasi exclusivement du monde anglo-saxon, dont les deux pays les plus peuplés, États-Unis et Royaume-Uni, sont hautement financiarisés.

En outre, la plupart des personnes concernées par le phénomène sont passées par les études supérieures, souvent indispensables pour accéder aux professions bien rémunérées du secteur tertiaire dans ces pays. Avec son système de formation duale et son haut degré d’interaction entre écoles et économie, la Suisse peut de prime abord sembler relativement à l’abri d’une prolifération brusque de jobs à la con. Mais selon Simon Walo, ce postulat mérite d’être nuancé. «Certains apprentissages, y compris, mais sans s’y limiter, les employés de commerce et autres assistants de bureau, sont susceptibles de mener à occuper des postes de travail qui se rapprochent beaucoup de ce que Graeber qualifiait de ‘jobs à la con’.»

En outre, l’économie suisse est, elle aussi, hautement financiarisée: «Dans certains cas, bien sûr, le travail effectué dans les institutions financières sert à canaliser l’argent de façon à l’investir le mieux possible dans l’économie. Mais il existe aussi de nombreux postes, en particulier au sein des grandes places financières comme Zurich, qui sont très clairement candidats au titre décerné par Graeber, car il voyait dans la finance une machine à créer de la dette pour soutirer de l’argent à l’économie réelle. Certains constituent un excellent exemple d’activité nuisible à la société, et néanmoins très rémunératrice.»

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans Blick.