LATITUDES

Le mot du jour: «Dégage!»

«Dégage!»: c’est le slogan populaire le plus performant de cet hiver au Moyen-Orient. Dégager: un verbe trompeusement familier, dont notre chroniqueur dégoupille l’étymologie subversive.

«Dégage!» C’est la forme impérative d’un verbe utilisé de vieille date, dont chacun sait qu’il fait l’objet d’une revitalisation spectaculaire dans plusieurs capitales au Moyen-Orient.

Ce vocable possède deux sens généraux contigus. Par le premier, il signifie «rendre libre de ce qui gêne ou retient», d’où proviennent des expressions comme «dégager sa parole» ou «dégager un bien hypothéqué». Et par le second, il veut dire «rendre libre de ce qui encombre», comme dans les tournures «dégager quelqu’un de sa dette» ou «dégager la route».

Quant au «Dégage!» en vigueur au Moyen-Orient, il participe d’une construction «absolue», comme disent les grammairiens, c’est-à-dire d’une construction qui laisse le verbe privé de tout complément dans la phrase. Il s’en trouve évidemment chargé d’une force explosive accrue dont on vérifie justement, ces temps-ci, le pouvoir catalyseur sur les foules.

Son étymologie, quant à elle, nous invite à rejoindre les épaisseurs du Moyen Age. Le terme apparaît en effet vers la fin du XIIe siècle en provenance du francique, le parler disparu des Francs, qui détermine alors puissamment l’élaboration de la langue d’oïl.

Si cette histoire-là réclame un peu d’attention, c’est qu’elle va nous renseigner sur la mécanique intime des soulèvements en cours au Moyen-Orient. Elle nous ramène en effet à la structure basique du terme «dégager», qui est l’assemblage des deux composants «dé-gager», et signifie par conséquent «retirer ce qui avait été donné en gage».

C’est en quoi le «Dégage!» moyen-oriental est beaucoup plus subtil que prévu. Les foules arabes qui crient ce slogan dans les villes en révolte se placent dans une position qui n’est pas intégralement celle du donneur d’ordres, comme nous l’imaginerions volontiers, mais plutôt dans celle de l’évaluateur qui rappelle les dictateurs fautifs à leurs obligations contractuelles.

Selon le schéma sémantique du «dégager» / «dé-gager», on comprend en effet que Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, à leurs débuts, se sont saisis de leurs fonctions officielles en tant que demandeurs paradoxaux: en «gageant» leur crédit de légitimité gouvernementale auprès de leurs populations respectives — ces dernières assurant, en retour, de la conserver en dépôt aussi longtemps qu’elles lui verraient une valeur suffisante.

Cette vision est d’ailleurs aussi celle qui sous-tend toute démocratie classique, au sein de laquelle le pouvoir des élus n’est guère qu’un prêt renouvelé par leurs électeurs de législature en législature. A cet égard, le «Dégage!» au Moyen Orient résonne comme comme une version musclée du «Qu’ils s’en aillent tous!», titre du livre-manifeste publié l’autre semaine par Jean-Luc Mélenchon, candidat de gauche aux présidentielles françaises à venir. Comme quoi tout est dans tout, comme disait l’autre, et réciproquement.