La jeune écrivain avait intenté un procès pour atteinte à l’honneur contre l’auteur d’un roman inspiré par sa relation avec son père. Le verdict relance la polémique sur la liberté de l’art.
La liberté de la fiction s’arrête là où commence celle de la vie privée. L’écrivain Martin Roda Becher a franchi la frontière. Zoë Jenny et son père lui ont intenté un procès pour atteinte à l’honneur (évoqué par Largeur.com dans un article récent), qui s’est clôt mardi 1er février par un compromis devant le Tribunal pénal de Bâle.
Becher regrette que sa nouvelle, «Hummerpark», ait porté préjudice à l’image des Jenny, il présente ses excuses et verse à chacun des deux plaignants 6000 francs de dédommagement. De même, son éditeur Axel Dielmann et Thomas Wider, le journaliste de l’hebdomadaire «Facts» qui avait déclenché l’affaire. Last but not least, tous les textes déjà imprimés de la nouvelle – interdite de diffusion par le Tribunal de Francfort en mai 1999 – doivent être détruits.
La fiction est donc la perdante de ce procès. Parce qu’elle s’inspirait trop directement de la vie. Malgré le compromis trouvé, un écrivain a cédé face à un autre écrivain. Voilà un cas peu banal, qui mérite qu’on s’y attarde.
L’histoire commence en août 1998. A ce moment-là, Zoë Jenny a déjà publié son premier roman, «La Chambre des pollens», devenu un best-seller. Elle est largement connue de la presse et du public. L’hebdomadaire alémanique Facts publie un article qui présente un recueil à paraître: «Abschiedsparcours». Son auteur, Martin Roda Becher, est bâlois. Il connaît bien les Jenny, sa propre fille fréquente Zoë.
Le recueil de Becher comporte trois nouvelles. Mais une seule retient l’attention du journaliste Thomas Widmer: «Hummerpark», histoire d’un «auteur raté», «épigone de la beat-generation», qui vit seul avec sa fille.
La nouvelle bascule au moment où tous deux commencent à avoir la même occupation, au moment donc où la fille se met elle aussi à écrire: «L’inceste est dans l’air», lit-on dans Facts. Et, plus loin: «L’inceste, qui reste latent, est le thème de «Hummerpark.» Cette dernière phrase a choqué les Jenny qui, se sentant directement mis en cause, ont décidé d’aller jusqu’au tribunal.
Martin Roda Becher, interrogé par Facts, a pris lui la précaution de préciser, à propos de l’inceste, «qu’il ne veut rien laisser entendre sur les Jenny». Mais il déclare aussi avoir cité textuellement une phrase dite par Matthyas à propos de sa fille: «Elle écrit beaucoup mieux que moi». Et Becher commente: «Dans ce type de situation, les auteurs deviennent des vampires.»
Ainsi, il admet s’être directement inspiré des Jenny pour créer ses personnages de fiction. Le lecteur, alors, devrait comprendre que les Jenny sont bien les modèles des personnages. Mais ils ne le sont plus lorsque l’inceste est évoqué… La parade de Becher ressemble beaucoup à de la mauvaise foi.
Et elle n’a pas convaincu grand monde. Zoë Jenny a raconté au tribunal que l’article de Facts a eu des répercussions déshonorantes: invitations retirées, téléphones anonymes, allusions verbales déplacées… Mais si Facts n’avait pas sorti l’affaire en soulignant le rapport entre les personnages de la nouvelle et les Jenny, qui l’aurait vu? L’auteur est-il responsable de dérapages, insultes, attitudes scandaleuses provoqués par la seule lecture d’un article? L’auteur n’a pas pu se défendre par son art: le livre, interdit par le Tribunal de Francfort, n’a été lu par personne.
Les journaux alémaniques se sont contentés de publier l’accord trouvé lors du procès. Seule la Weltwoche du 3 février a consacré un article à l’affaire, pour se demander si, vraiment, il fallait aller jusqu’au tribunal. Et pour rappeler qu’il en va, tout de même, de la liberté de l’art. Qui, dans ce cas, est précisément limité là où il aborde un thème infiniment délicat: celui du désir d’inceste entre un père et sa fille.
L’écrivain plaignante, Zoë Jenny, évoque elle aussi un désir diffus d’inceste dans son premier roman largement inspiré de sa vie, «La Chambre des pollens». Sa jeune héroïne, qui vit seule avec son père – écrivain sans succès – décide de se cloîtrer avec lui dans leur maison, en se coupant du monde. Et elle en parle clairement dans «Der Ruf des Muschelhorns», roman dont le héros éprouve du désir pour une mère devenue inaccessible. Personne ne s’en est offusqué: qu’elle ose aborder ce thème est sans doute l’une des raisons de son succès.
Mais Martin Roda Becher a eu l’indélicatesse de s’inspirer des Jenny sans les prévenir. Et il a sans doute commis la faute de le révéler à Facts, avant même que son livre ne soit disponible. Résultat: personne ne lira jamais sa nouvelle et les Jenny ont dû subir des insultes. Pour rien.