LATITUDES

L’effet d’internet sur l’intelligence

La navigation en ligne engendre une lecture hachée d’un nouveau type. Ce «cogitus interruptus» galvanise-t-il nos connexions neuronales? Controverse.

Confronté à une innovation importante dans le domaine des médias, «le système nerveux central produit une anesthésie auto-protectrice qui le prémunit contre la pleine conscience de ce qui lui arrive», relevait en 1969 le sociologue canadien Marshall McLuhan dans une célèbre interview avec le magazine «Playboy». Le nouvel environnement créé par une innovation «ne devient pleinement visible qu’après son remplacement par un nouvel environnement: nous avons toujours un temps de retard dans notre vision du monde». Nous ne pourrions donc comprendre ce qui se produit qu’après coup.

Faisant fi de cet avertissement, les diagnostics alarmistes quant aux répercutions d’internet n’ont pas tardé. Parmi ceux qui crient au loup, l’essayiste américain Nicholas Carr. Son article «Google nous rend-il stupide?», paru l’été dernier dans l’«Atlantic Monthly», a créé un petit tsunami sur la Toile. Il parle d’une révolution numérique qui nous transformerait «en obèses mentaux, gavés d’informations». Un mois plus tard, «Der Spiegel» fait sa couverture avec cette question: «Internet nous rend-il idiots?»

L’écrivain britannique Mark Bauerlein participe à cette fronde, lui qui voit dans la Net génération «la génération la plus bête» et en fait le titre d’un ouvrage, «Dumbest Generation». Plus catastrophiste encore, le journaliste allemand Franz Schirrmacher parle de «démence digitale». L’écrivain Alessandro Baricco perçoit, lui, une mutation quasi génétique qui nous menacerait à force de «respirer par les branchies de Google». Que d’inquiétude!

Notre cerveau s’est adapté à l’écriture, à l’imprimerie, à la radio, à la télévision. «Plus que tout autre organe, le cerveau est conçu pour évoluer en fonction de l’expérience, une fonctionnalité appelée la neuroplasticité», rassure Roland Jouvent dans «Le Cerveau magicien» (Odile Jacob). Mais comment notre cerveau s’adapte-t-il à internet?

La navigation sur le Web, avec des sirènes qui suscitent d’incessants changements de cap, engendre une lecture d’un nouveau type, qui ne se fait plus d’une manière linéaire mais en diagonale, un cogitus interruptus très effarouchant. En son temps, Socrate ne s’inquiétait-il pas du progrès de l’écriture, à ses yeux, une grave menace pour la mémoire?

Nos cerveaux analogiques sont-ils en train de se convertir en cerveaux numériques? On attend des neurologues qu’ils nous disent ce que nous gagnerions et perdrions au change.

Une vidéo sur YouTube par-ci, une information par email par-là, vite un tweet, un commentaire sur Facebook; les sollicitations du Web ont autant de répercutions sur les diverses zones cérébrales mises à contribution. Ce «multitasking» ne transforme-t-il pas l’internaute en «grosse tête»? Alors que les scientifiques essayent de repérer chez les multitaskers des fonctions cognitives inhabituelles qui les rendraient plus performants, plus créatifs, ils attendent toujours de les trouver. Ce qu’ils ont mis en évidence, ce sont au contraire des déficits d’attention (étude menée par Clifford Nass à l’Université de Stanford, août 2009). De là à en déduire une régression de l’intelligence…

Certaines composantes de l’intelligence définie hier perdent de leur pertinence (en particulier la mémoire) au profit de compétences émergentes. Au fil du temps, définition et tentatives de mesurer l’intelligence n’ont cessé d’évoluer. Pas étonnant que le cyberespace vienne bousculer les approches.

Quid de nouvelles aptitudes engendrées par l’usage de ce nouveau média? Des scientifiques sont persuadés que la mémoire à court terme et la «working memory» sont de meilleurs «prédicteurs» de la vie scolaire et professionnelle que les actuels tests de QI. Tracy Alloway, directrice du centre pour la mémoire et l’apprentissage de l’Université de Stirling (G.B.), vient de mener un travail de longue haleine comparant la valeur prédictive des tests de QI et de ce qu’elle nomme les «juggling tests» — des mesures qui prennent en compte l’habileté à retenir et à jongler avec des informations pendant une brève période. Ces derniers se sont révélés plus à même de prédire l’avenir de la centaine d’enfants observés sur une période de six ans.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.