GLOCAL

Une guerre est-ouest en Europe

Les combats entre Géorgie et Russie dépassent de très loin le cadre du microscopique territoire d’Ossétie du Sud. Décryptage des enjeux.

Saura-t-on un jour ce qui a poussé le président géorgien Mikhaïl Saakachvili à profiter du relatif anonymat médiatique offert par la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin, vendredi 8 août, pour lancer ses troupes à l’assaut de la province sécessionniste d’Ossétie du Sud, qui échappe depuis plus de quinze ans au pouvoir de Tbilissi?

Une promesse de soutien américain? Un coup de folie? Les deux? Toujours est-il que le coup de bluff du fougueux et inconsidéré chef d’État géorgien n’a pas bénéficié de l’effet de surprise escompté.

Ils auraient pu s’abstenir, mais ils ne l’ont pas fait: les Russes ont réagi en grand format, fait donner les chars et l’aviation, déplacé des milliers d’hommes au sol, et sorti la marine de guerre en Mer Noire.

Bombardement de villes des deux côtés, exode de civils, accusations de massacres réciproques («Tskhinvali entièrement rasée», «Centaine de civils géorgiens tués»), il n’aura fallu que trois jours d’affrontement pour que se dessine l’une des plus graves crises mondiales depuis la guerre du Kosovo. Décryptage.

Enjeu de niveau 1: l’Ossétie du Sud

Disons-le d’emblée, la maîtrise de ce territoire microscopique (3’900 km2, un dixième de la Suisse) est un prétexte. Ni les prétentions de la Géorgie de restaurer sa «souveraineté sur l’intégralité de son territoire», ni les affirmations de la Russie de voler au secours des Ossètes du Sud menacés par la poussée géorgienne, n’expliquent le conflit en cours.

Chrétiens orthodoxes, les Ossètes du Sud sont certes plus proches de leurs frères Ossètes du Nord que de la Géorgie a laquelle ils sont censés appartenir. (L’Ossétie du Nord fait quant à elle partie de la Fédération de Russie).

Pour Tbilissi, la reconquête de ce territoire est un motif de fierté nationale. Sa perte au cours d’une guerre éclair peu après l’indépendance de 1991 n’a jamais été acceptée. Pas parce qu’il s’agissait à tout prix de maintenir contre leur gré des Ossètes en Géorgie, mais parce que ce séparatisme alimenté en sous-main par Moscou signifiait à quel point l’avenir de la Géorgie indépendante était obéré par l’humeur du Kremlin.

Stratégiquement, l’Ossétie du Nord abrite l’une des seules routes qui permettent de franchir le Caucase, celle du tunnel de Roki, à 3’000 mètres d’altitude. C’est par cette voie que les chars russes sont passés samedi pour aller «libérer» Tskhinvali, «capitale» de l’Ossétie du Sud. Mais ce n’est pas l’axe principal. Lequel, ouvert par les tsars au début du XIXe siècle, passe par le défilé du Darial, plus à l’Est. Alexandre Dumas le décrit dans son «Voyage au Caucase».

Enjeu de niveau 2: affirmation de la puissance russe recouvrée

L’immense Russie a-t-elle vraiment besoin de contrôler un territoire montagneux et improductif comme l’Ossétie du Sud? Poser la question, c’est y répondre.

D’un autre côté, osons cette hypothèse: contrairement aux Etats-Unis avec l’Irak, les Russes ne disposent pas d’un terrain de guerre où éprouver leurs armements de dernière génération. En ouvrant une offensive majeure dans le Caucase contre la Géorgie, ils effectuent un exercice grandeur nature air-sol- mer, utile revue d’effectifs et étalage de la puissance retrouvée d’un pays redressé par le pétro-poutinisme musclé.

D’ailleurs, il était de frappant de voir samedi à quel point l’ancien président russe devenu premier ministre dictait seul le jeu côté russe.

Tandis que l’invisible Medvedev, pourtant nouvel occupant du Kremlin, jouait les utilités, Poutine bombait le torse en direct: de retour de Pékin, il faisait poser son avion directement en Ossétie du Nord pour aller passer la troupe en revue et briefer les généraux. L’illusion est dissipée: il n’y a jamais eu de passation de pouvoir à Moscou.

Enjeu de niveau 3: le précédent Kosovo

Si les peuples doivent à tout prix bénéficier du droit à disposer d’eux-mêmes, comme l’indépendance unilatérale du Kosovo le 17 février dernier, encouragée par les Occidentaux, l’a démontré, alors pourquoi n’en irait-il pas de même pour tous les Ossètes du monde entier?

Les «conflits gelés» du Caucase (Ossétie du Nord, Abkhazie, Haut-Karabakh) ou de Transnistrie (Moldavie) sont autant d’exemples de ce que les Russes perçoivent comme la diplomatie euro-américaine à géométrie variable au sujet des différends ethniques.

Bientôt vingt ans après l’effondrement du bloc de l’Est qui rouvrait la boîte de Pandore des nationalismes, l’Union européenne ne dispose toujours pas de mécanisme standard de gestion des crises séparatistes.

Ce que l’UE a soutenu dans les Balkans (la séparation des bélligérants par une reconnaissance des affirmations identitaires), contre l’avis des Russes, elle le refuse dans le Caucase, par peur de l’effet domino. Mais en privilégiant la stagnation, elle a oublié de mettre sur la table les solutions intermédiaires, comme la confédéralisation.

Précisément ce que les Européens vont être obligés de faire ces tout prochains jours s’ils ne veulent pas sortir du jeu. Ils devront faire preuve de qualités très peu européennes: rapidité, imagination, tout en étant capable de s’entendre à 27. Une gageure? Baltes et Pologne crient par réflexe au retour de l’impérialisme russe — ce qui peut se comprendre vu leur histoire récente. Tandis que l’Allemagne n’oublie jamais que 60% de son économie est cliente chez Gazprom.

Enjeu de niveau 4: la route de l’énergie

En reprenant le contrôle total de l’Ossétie du Sud, et peut-être celui de l’Abkhazie dans la foulée, les Russes se rapprochent dangereusement de l’une des artères majeures de l’énergie mondiale: le pipeline BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert il y a deux ans.

Ce tuyau stratégique contrôlé par Britsh Petroleum est d’abord un outil politique majeur pour l’Occident dans son combat à mort contre la pétrodomination russe: il permet de transporter un million de barils de brut par jour entre les puits offshore d’Azerbaïdjan sur la Caspienne et un terminal pétrolier turc sur la Méditerranée orientale, terminal qui reçoit déjà une partie du brut de Kirkouk, au nord de l’Irak.

Azerbaïdjan, Géorgie et Turquie constituent ainsi un axe énergétique passant sous le nez de la Russie, qui a longtemps tenté d’empêcher sa réalisation.

Il faut surveiller, ce lundi, les cours du brut sur le Nymex à New York. Ils devraient, en toute logique, grimper. Et si le grand pipeline devait être touché par les bombes russes, ils s’envoleront. Se matérialise ainsi peu à peu ce que l’on pressent depuis quelques années: le Caucase est l’une des zones sismiques du système énergétique mondial.

Enjeu de niveau 5: afrontement est-ouest

Depuis une dizaine d’années, la Géorgie est le troisième récipiendaire d’aide américaine au monde, derrière Israël et la Colombie. Une aide financière, mais surtout militaire.

L’armée géorgienne est formée par des instructeurs américains. Pour défendre le pipeline, mais aussi pour s’ancrer progressivement dans l’OTAN — la Géorgie est candidate, même si son adhésion à été recalée au dernier sommet de l’Alliance Atlantique au printemps à Bucarest.

Il n’est pas idiot non plus de dire que le président Saakachvili est l’un des chefs d’Etat les plus «bushiens» au monde. Plus encore que l’Ukraine, la Géorgie est l’ex-territoire soviétique dont la satellisation progressive autour de Washington est jugée totalement inacceptable par la Russie.

Ceci explique sans doute cela: le coup de force russe affiche une volonté manifeste de montrer où sont les lignes rouges à ne pas franchir par le «camp occidental» dans l’ex-sphère d’influence soviétique. La guerre froide version 2008 sera très chaude.