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Ultrariches: la vie sous-traitée

La crise financière ne passera pas par elles. De plus en plus nombreuses, les grandes fortunes font tourner l’économie lémanique. Mais comment dépensent-elles leurs millions? Enquête.

Genève, rue du Rhône, un jeudi après-midi. La cliente sort de la boutique Anita Smaga et se dirige à grand pas vers sa Mercedes Classe S. «On ne trouve jamais de place pour se garer ici, peste-t-elle. Le parking est beaucoup trop cher à Genève!»

Cela n’empêche pas cette Française originaire de la Martinique de fréquenter assidument les boutiques de la rue du Rhône. «J’y viens environ trois fois par semaine et à chaque fois, je dépense environ 10’000 francs. Ce que j’aime à Genève, c’est qu’ici, contrairement à Paris, les gens ont l’attitude de vrais riches. C’est quelque chose d’inné, un sens naturel de la classe.»

Au numéro 19 de cette même rue, Ylda Wyss-Harounoff, propriétaire de la boutique Jean-Paul Gaultier, part d’un grand éclat de rire. «Mes clientes sont toujours extrêmement pressées, dit-elle. Elles veulent tout et tout de suite. Pourtant, elles ne travaillent pas.» Une habituée genevoise a récemment dépensé 60’000 francs en une après-midi dans sa boutique. «Elle m’a dit qu’elle n’avait plus rien à se mettre!»

Auparavant, on les appelait les multimillionnaires. Aujourd’hui, ce sont les «ultrariches», ou, en langage de gestionnaire de fortune, les uHNWI. Comprendre les «ultra high net worth individuals». Des hommes et des femmes qui pèsent plus de 30 millions de dollars, hors propriétés. Pour eux, point de crise financière.

En 2002, l’explosion de la bulle Internet les avait en partie épargnés. Mieux, ils profitaient de la conjoncture pour accroître leur richesse de 3,6% quand, dans le même temps, le Nasdaq s’effondrait de 32%!

Cette fois encore, la crise des subprimes ne devrait pas les atteindre. Capables de changer rapidement leurs titres en fonction des évolutions financières, ils échapperont à l’effondrement boursier en investissant dans des placements à taux fixe, comme les obligations, en transformant leurs actifs en cash, voir en spéculant sur la chute des marchés elle-même.

«En Suisse, nos gestionnaires responsables de grandes fortunes ont identifié trois grands types de clients, détaille Michelle D’Ancona, responsable du Private Banking en Suisse et en Europe pour la banque d’affaires Merrill Lynch. Les héritiers, les entrepreneurs et les riches expatriés».

Pas étonnant, donc, de retrouver en tête du hit-parade helvétique le fondateur expatrié d’Ikea Ingvar Kamprad (environ 25 milliards de francs), les familles héritières Oeri et Hoffmann (20 milliards) et l’entrepreneur russe Viktor Vekselberg (14 milliards).

«Grâce à sa réputation de sécurité, de fiscalité intéressante et de tranquillité politique, la Suisse a toujours été bien placée pour attirer les grandes fortunes de toutes les nationalités», rappelle Laurent Tissot, professeur en histoire contemporaine à l’université de Neuchâtel.

Viktor Vekselberg en est le parfait exemple. Propriétaire d’une demeure au Zürichberg, cet oligarque russe a fait fortune sur les ruines de l’ex-URSS en rachetant des sites de production d’aluminium, avant d’investir en Suisse, avec une participation dans le groupe de technologie zurichois OC Oerlikon.

Bref, l’ultrariche s’est mondialisé. Au lieu de s’offrir un château, il multiplie les déplacements pour les affaires ou les loisirs. Le jet privé est devenu sa résidence secondaire.

«Le marché romand de l’aviation privée se porte très bien», explique David Alivertti, le responsable du bureau genevois de Goodwill, une société de courtage en aviation d’affaires, bien connue de l’équipe de France de football dont elle assure les déplacements. Sur le tarmac de Cointrin, les vols privés ont connu une progression de 20% en quatre ans et représente un tiers du trafic, avec 58’033 mouvements d’avions l’an dernier. «Genève est devenu le deuxième aéroport européen en ce qui concerne les jets d’affaires, derrière Londres, mais devant Paris Le Bourget», se félicite Philippe Roy, porte-parole de l’aéroport genevois.

Michael Schumacher, basé à Gland, le sait bien. Jeune retraité de la F1, il a lâché le volant de sa Ferrari pour le manche d’un Falcon 2000EX, dont le prix catalogue avoisine les 26 millions de dollars. D’autres ultrariches, pour se détacher de la contingence de la propriété, préfèrent utiliser les jets comme on appelle un taxi.

«Pour un aller-retour Genève-Paris, il faut compter 8’000 francs et entre 150 et 250’000 francs pour New York», rapporte David Alivertti. Un prix qui ne pose pas forcément problème. «Nos clients sont des hommes pressés qui, s’ils veulent être quelque part à un moment précis, ne regardent pas à la dépense pour s’y rendre.»

Les ultrariches doivent organiser cette vie complexe qui se joue aux quatre coins du monde. Pour cela, «ils font de plus en plus appel à des sociétés de services», explique Milton Pedraza, directeur du Luxury Institute, une société américaine qui étudie les goûts et les tendances des plus riches de la planète. «Leur mode de vie nécessite des douzaines de fournisseurs de services domestiques, mais aussi des aides à la gestion de fortune, la sécurité ou le conseil médical.»

Commencent donc à apparaître des entreprises de conciergerie qui se chargent de débarrasser ceux qui en ont les moyens de toutes leurs tâches subalternes. Ces sociétés, dont les plus connues sont Xtreme Personal Assistant Concierge Services, LesConcierges et Quintessentially, se sont multipliées.

«Nos principaux clients sont des étrangers qui ont fondé leur société il y a quatre ou cinq ans et qui ont installé le siège de leur entreprise à Genève, explique Karim Stadelmann, copropriétaire de la filiale suisse de Quintessentially. Ces personnes de 30 à 50 ans, sans être des milliardaires, possèdent plusieurs millions et sont très occupées. En trois ou quatre minutes de téléphone, ils se déchargent de corvées qui leur auraient coûté plusieurs heures.»

Les abonnements annuels à Quintessentially varient de 1’850 francs à 60’000 francs, en fonction du service. «En Suisse, les demandes sont raisonnables, commente Karim Stadelmann. La plupart du temps, il s’agit de réserver une table dans un restaurant branché, de trouver des invitations pour une soirée privée, d’organiser une fête d’anniversaire, ou de décrocher des places au premier rang de concerts ou d’événements sportifs complets.»

Pour les vacances, le même principe s’applique: surtout ne s’occuper de rien. Pour 535’000 francs par an, l’abonnement à Exclusive Resorts donne accès pendant 45 jours à l’une des 450 demeures éparpillées dans le monde (prix moyen 3,4 millions de francs). Ce prix comprend le spa, la piscine, divers équipements sportifs et le concierge à disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

«Nous avons plus de 3’000 membres, dont des célébrités, et beaucoup de Suisses», rapporte Anne Griebling, porte-parole d’Exclusive Resorts. Etonnamment, leurs demandes ne sont pas extravagantes. «Il s’agit en général de demandes nocturnes simples comme un repas ou un aliment particulier. Le concierge est présent en permanence pour répondre à ces envies et combler toutes les requêtes.»

Même s’il est ultramobile, l’ultrariche aime tout de même posséder un (voire plusieurs) domiciles décents. «La demande est constante pour les biens de prestige», explique Tessa Chaffey, directrice pour la Suisse de la gérance Pure International, l’un des leaders internationaux de l’immobilier de luxe.

En Suisse, les emplacements les plus demandés se trouvent — sans surprise — à Verbier, Crans-Montana, Gstaad ou sur les bords du lac Léman, à Montreux. Si le prix moyen des résidences proposées par la gérance est d’un million de francs, il s’élève parfois bien au-delà.

A ce petit jeu, la maison de Johnny Hallyday à Gstaad, achetée et rénovée pour environ 3 millions d’euros, fait bien pâle figure. Pure International vient de vendre un chalet de 700m2 à Saint Moritz pour 35 millions de francs.

Mais, là encore, plus qu’une simple propriété, les clients attendent des agences immobilières de prestige qu’elles leur offrent de nombreux services. «Nous leur fournissons toutes sortes de conseils pratiques; qu’il s’agisse de leur proposer une banque, de les conseiller sur les statuts fiscaux ou de trouver une école pour le petit dernier, note Tessa Chaffey. Nous travaillons aussi avec une décoratrice d’intérieur, pour combler toutes leurs envies.»

Généralement, les demandes d’aménagement restent classiques: spa, jacuzzi, salles de jeux et baignoire au centre d’une pièce… Mais, certains ont des exigences plus particulières.

«Un client voulait absolument des interrupteurs qu’il avait vu en Amérique du Sud, raconte Tessa Chaffey. Nous les avons fait venir et nous les avons adaptés aux prises de courant suisses. Cela a coûté cher — très cher même, pour des interrupteurs.» L’unique est à ce prix.

«Les grandes fortunes cherchent à posséder ce qui se fait de mieux, ce que personne d’autre ne détient», observe Milton Pedraza, du Luxury Institute. Ce besoin explique en partie la réussite d’une marque comme Golay Spierer. Pour 8’000 à 300’000 francs, l’horloger de Carouge fabrique une montre unique, dessinée par les soins du client. La confection dure de 8 à 18 mois. Mais, pour les ultrariches, qui ont l’habitude d’avoir tout, tout de suite, patienter est parfois le luxe ultime. «L’un d’eux m’a récemment confié sa joie de se sentir pendant cette longue attente comme un enfant de dix ans devant un catalogue de jouets», raconte Christophe Golay, cofondateur de la marque.

La possession de chefs d’œuvres est également une marque de reconnaissance. Viktor Vekselberg, encore lui, s’est offert une petite folie: neuf Œufs de Fabergé pour 120 millions de francs suisses. Exposés un temps à Zurich, ils sont désormais à Moscou.

Le 17 septembre dernier, son compatriote Alicher Ousmanov a acheté en bloc à Londres les 450 œuvres d’art russe qui font partie de la collection du violoncelliste Mstislav Rostropovitch. Montant de la transaction: 86 millions de francs.

«Ce type d’opération reste tout de même un phénomène assez rare», souligne Caroline Lang, directrice de Sotheby’s à Genève. En mai dernier, à Genève, «les diamants Donnersmarck» ont été adjugés pour la somme de 9,67 millions de francs.

Au total, en 2006, les ventes aux enchères de Sotheby’s en Suisse (bijoux, montres, art suisse), ont rapporté 124 millions de francs, soit une progression d’environ 32% par rapport à 2005. «Pour 2007, nous avons déjà réalisé des ventes aux enchères pour 90 millions, soit une augmentation de 48% par rapport à la même période en 2006», se félicite Caroline Lang.

S’ils accumulent les œuvres d’art, les ultrariches aiment aussi donner. A l’instar de Bill et Melinda Gates, dont la fondation a pour objectif d’apporter à la population mondiale des solutions en matière de santé, les grandes fortunes se veulent de plus en plus généreuses.

Preuve que l’activité philanthropique se développe, la première banque mondiale de gestion de fortune privée a créé, en 2005, UBS Philanthropy Services. Cette division s’adresse aux «key clients», qui disposent d’une fortune au moins égale à 50 millions de francs.

’ex-patron d’UBS, Peter Wuffli, et son épouse, Susanna, ont d’ailleurs eux-mêmes des activités charitables. Ils ont de créé, en décembre 2006, la fondation Elea for Ethics in Globalisation, qui vise à apporter une contribution à la compréhension des défis générés par la globalisation de l’économie.

Un exemple qui n’est pas une exception. En novembre dernier, Adolphe Merkle, l’ancien patron de l’entreprise de haute technologie fribourgeoise, Vibro-Meter, a fait une donation de 100 millions de francs à l’Université de Fribourg. Cette contribution sans précédent est destinée à un nouvel institut consacré aux nanomatériaux.

Au total, selon le World Wealth Report, réalisé par Capgemini et la banque d’affaires Merrill Lynch Bank SA, 11% des millionnaires ont des activités philanthropiques. Ils consacrent 7% de leur richesse à ces causes. Les ultrariches (plus de 30 millions de dollars de fortune) sont plus nombreux à donner et ils donnent plus: 17% d’entre eux s’investissent dans des activités caritatives auxquelles ils consacrent 10% de leur richesse. Au total, cela équivaut à quelque 285 milliards de dollars par an.

Par comparaison, les personnes les moins riches consacrent chaque année moins de 1,5% de leurs revenus à ce type d’activités. Qui a dit que les riches n’étaient pas généreux?

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Qu’est ce qu’un ultrariche?

Même pour les banques privées, la notion d’ultrariches, ou ultra High Net Worth Individuals dans leur jargon, est une notion assez floue. Pour Merrill Lynch Bank (Suisse) SA, il s’agit des clients disposant de plus de 30 millions de dollars américain (soit 35 millions de francs) sur leur compte. Pour la BNP, le terme est plus élitiste encore: la banque française place la barre à 292 millions de francs.

«Le terme de uHNWI ne veut pas dire grand chose, explique Ricardo Payro, porte-parole de la banque privée Syz & Co. Chez nous, il correspond aux clients qui pèsent plus de 30 millions de francs.»

Quoiqu’il en soit, ces très grosses fortunes sont de plus en plus nombreuses. Selon la bible en la matière, le World Wealth Report 2007 réalisé par Capgemini et la banque d’affaires Merrill Lynch, le nombre de millionnaires dans le monde s’est établi à 9,5 millions en 2006, en progression de 8,3%, par rapport à 2005.

Parmi eux, les uHNWI sont 94’970, en progression de 11,3% en un an. En valeur, cette élite mondiale de la richesse affiche une croissance impressionnante de 16,8%. Elle accumule sur ses comptes en banque près de 13,1 trillions de dollars, soit un tiers du magot planétaire.

Si plus de 60% des ultrariches sont Européens ou Américains, leur origine se diversifie. L’Inde et Singapour sont les pays qui enregistrent la plus forte croissance de gens fortunés, avec des hausses de 20,5% et 21,2%, suivis par Taïwan, la Chine et l’Indonésie.

La Suisse, elle aussi, a son lot de grandes fortunes. Au total, le pays compte 200’380 millionnaires. Leur nombre a progressé de 5,1% en 2006, une croissance nettement inférieure à la moyenne mondiale (8,3%). Lot de consolation: la Suisse demeure le pays où la densité de millionnaire est la plus importante. Un résident sur 37 possède son million, contre un sur 165 en France voisine…

Les ultrariches, eux, sont nettement plus rares. «Nous ne recensons pas précisément leur nombre en Suisse», précise la banque d’affaires Merrill Lynch. Mais, compte tenu de la moyenne européenne, on peut estimer que les individus pesant plus de 30 millions de dollars, sont quelques milliers sur le territoire helvétique.

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Qui sont les ultra-riches

1. Héritiers et entrepreneurs

Ernesto Bertarelli (10 milliards)

Lily Safra, veuve du banquier Edmond Safra (4 milliards)

Gianluigi Aponte, MCS, transport maritime (4 milliards)

Benjamin de Rothschild, de la banque homonyme (2 milliards)

Famille Maus, des magasins Manor (2 milliards)

Famille Firmenich, parfums (4 milliards)

Paul-Georges Despature, textile, Damartex (800 millions)

Jean-Paul et Monique Barbier-Mueller, Société Privée de Gérance (700 millions)

André Kudelski (400 millions)

Charles-Henri Sabet, banque Synthesis (300 millions)

Henri-Ferdinand Lavanchy, Adia (300 millions)

Daniel Borel, Logitech (200 millions)

2. Expatriés

Ingvar Kamprad, Suède, fondateur d’Ikea (25 milliards)

Spiro Latsis, Grèce, armateur (13 milliards)

Birgit Rausing, Suède, emballages (11 milliards)

Bruce Rappaport, Etats-Unis, finance (1,5 milliards)

Vyacheslav Kantor, Russie, industrie chimique (1,4 milliard)

Didier Primat, France, industrie pétrolière (2,3 milliards)

Laurence Graff, G.-B., joaillerie (400 millions)

Michael Schumacher, Allemagne, pilote automobile (700 millions)

Jacques Villeneuve, Canada, pilote automobile (200 millions)

Sources: Bilanz, Forbes.

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Collaboration Catherine Cochard et Sylvain Menétrey.

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 7 février 2008.