LATITUDES

L’amitié, depuis Aristote jusqu’à Facebook

«Celui qui a beaucoup d’amis, il n’a pas d’amis», affirmait il y a fort longtemps Aristote. Aujourd’hui, en quelques clics de souris, on s’en crée à la pelle sur Facebook. On peut même s’en acheter pour quelques heures.

«Il me plaît bien celui-là, je vais l’adder». Dans le lexique du site convivial Facebook dont tout le monde parle, «adder» signifie «inviter un membre du site à faire partie de ses amis».

Selon que l’on «adde» facilement ou pas, on se retrouve bientôt avec dix ou mille «friends». L’amitié est devenue quantifiable, et une manne pour les publicitaires.

Plus de 50 millions de personnes font ami-ami sur le site créé en 2004 par un étudiant de Harvard devenu, entretemps, milliardaire. Sur la page du tennisman Richard Gasquet, un people choisi par d’autres, on compte 1’200 «friends». Si ce score représente une belle performance sur l’échelle Facebook, il fait de lui un «sans ami» aux yeux d’Aristote («celui qui a beaucoup d’amis, il n’a pas d’amis»).

Le réseau virtuel de relations que l’on peut se bâtir en contactant ses proches ou des internautes qui partagent les mêmes centres d’intérêt est-il abusivement nommé réseau d’amitiés par ses concepteurs, ou est-ce le concept d’amitié qui a évolué?

Giorgio Agamben qui a reçu le prix européen de l’essai Charles-Veillon 2007 vient de publier un opuscule intitulé «L’amitié». Le philosophe italien a relu Aristote pour retrouver précisément la signification de l’amitié.

Aristote avait consacré à l’amitié un traité en bonne et due forme avec l’«Ethique à Nicomaque». Ses thèses: il est impossible de vivre sans amis; il n’est pas possible d’avoir beaucoup d’amis; l’amitié à distance tend à rendre oublieux et, la thèse la plus importante, l’ami est un autre soi-même avec lequel on partage le fait d’exister. «Qu’est-ce que l’amitié? Une même âme qui habite deux corps», répond-il.

Une définition non sans conséquence politique: «Mais alors pour l’ami aussi il faudra consentir qu’il existe et c’est ce qui arrive quand on vit ensemble et qu’on partage des actions et des pensées. C’est en ce sens que l’on dit que les hommes vivent ensemble et non pas comme pour le bétail, qu’ils partagent le même pâturage.»

Relation exigeante, l’amitié a tenté de le demeurer au fil des siècles. Ainsi la mise en garde de Lord Chesterfield: «Ne soyez pas assez vains, assez infatués de vous mêmes, pour croire que les autres deviennent vos amis au premier coup d’œil, ou parce qu’ils vous fréquentent quelque temps. La véritable amitié se construit jour après jour.» Pour Molière, c’était en profaner le nom que de vouloir la mettre à toute occasion.

Au XIXe siècle, Ralph Emerson tire la sonnette d’alarme. «Je déteste que l’on prostitue le mot «amitié» pour qualifier des relations convenues et mondaines.» Deux siècles plus tard, Pauline pour expliquer son refus de s’inscrire sur Facebook, fait appel au même vocabulaire: «Je refuse de me mettre en vitrine pour me créer un cercle d’amis virtuels», répond-elle à Irma qui essaye de la persuader de franchir le pas pour sortir de sa solitude.

Pour 75 francs l’heure, le site d’une société vaudoise, Easyfriend.ch, met à disposition depuis le mois de septembre des «amis» prêts à vous tenir compagnie. Comment ne pas penser au renard qui demande au Petit Prince de l’apprivoiser?

«On ne connaît que les choses que l’on apprivoise. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi!»

Saint-Exupéry n’avait pas imaginé qu’au XXIe siècle, les hommes partageraient le même pâturage et se connecteraient avec d’innombrables amis virtuels. Impossible de leur faire le coup du fossé conseillé par un proverbe jamaïcain: si tu veux savoir qui sont tes amis, couche-toi dans le fossé et fais mine d’être saoul.