LATITUDES

Dans l’enfer des modes d’emploi

Nos appareils domestiques disposent d’innombrables fonctions que l’on n’utilise pas. Normal: leurs modes d’emploi sont incompréhensibles. Voici pourquoi.

«Vous avez ouvert l’emballage de l’appareil. Voici à présent la marche à suivre pour utiliser et profiter rapidement de votre nouvelle radio Evoke 1XI Tri-Band.»

Rapidement, promet le mode d’emploi. Quel menteur!

Une semaine s’est écoulée et je ne profite toujours pas de mon cadeau de Noël. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, ni un problème de langue — le manuel de l’utilisateur a une version française. A l’évidence, je n’écouterai les stations de ma radio numérique qu’au retour de vacances de Fred, l’homme qui s’y connaît.

Depuis la lecture de «L’enfer de l’information ordinaire», je ne me colle plus l’étiquette de «nulle es mode d’emploi». Son auteur, Christian Morel, m’a redonné une confiance bien entamée par diverses expériences malheureuses. Désormais, je confesse sans honte que mon téléphone, mon réveil, ma machine à laver, mon PC et bien d’autres appareils ont d’innombrables fonctions que je suis incapable d’utiliser.

L’idée centrale de l’ouvrage du sociologue français: l’information ordinaire est non seulement d’une qualité médiocre mais elle atteint souvent un niveau de pertinence catastrophique. Modes d’emploi incompréhensibles, pictogrammes aux significations énigmatiques, textes illisibles, tableaux de commandes anti-ergonomiques, etc. Il recense et décortique ces drames intimes que nous vivons tous.

Bien des passages provoquent un rire libérateur. Ainsi, je ne suis pas la seule à ne pas comprendre pourquoi appuyer sur la touche «démarrer» pour éteindre Windows. Pas la seule à chercher le bouton de la chasse d’eau dans les toilettes du train. Pas la seule à n’utiliser que le mode lecture de mon magnétoscope.

Nous sommes des millions à éprouver les mêmes difficultés. Pourquoi?

L’ambition des aides écrites et graphiques est de prendre l’utilisateur par la main, afin de le mener au bon résultat sans qu’il ait à réfléchir.

«L’idée est de faire en sorte que même un idiot ne puisse se tromper, d’où la création d’un métalangage tendant à être idiot proof (compréhensible même à un idiot, ndlr).»

Cela explique l’absence d’arguments dans les modes d’emploi — le client doit exécuter une série de tâches sans savoir pourquoi — et la mise au point de logiciels «intelligents» qui, en essayant de deviner les intentions de l’utilisateur, le privent en fait de toute liberté.

Or, comme l’utilisateur n’est jamais un idiot parfait et qu’il dispose d’une autonomie, la structure idiot proof de ce métalangage devient déroutante.

En fait, la diversité des biens de consommation techniques se paie d’un langage volumineux et complexe. «Plus la commodité est grande, plus le langage attaché à cette commodité est dense et difficile. Nous avons vu qu’il suffisait d’un bouton de moins sur une cafetière électrique pour que le nombre de mots de la notice double.»

Dans la conception des interfaces homme-machine, chaque producteur cherche à acquérir un avantage concurrentiel par des apports de pure forme, «cela produit une tour de Babel des interfaces. (…) L’enfer des boutons a de beaux jours devant lui.»

Un fait vient encore compliquer la lecture: la rédaction des modes d’emploi est souvent motivée non seulement par le souci de guider l’utilisateur mais aussi par des arrières-pensées de dégagement de responsabilité. Le but n’est pas tant de transmettre une information que de pouvoir dire «c’était écrit».

Ce n’est pas tout. S’ajoutent à ce langage juridico-didactique des intentions esthétiques qui se font au détriment de la lisibilité. Pas étonnant qu’un effet comique découle d’un tel cumul d’objectifs.

En dépit de la qualité plus que médiocre des modes d’emploi et indications, les machines à laver tournent, les téléphones cellulaires n’arrêtent pas de sonner, les pictogrammes finissent pas diriger les foules, les photocopieuses chauffent, les meubles en kit prennent forme. Comment est-ce possible?

Pour Christian Morel, l’explication principale est fournie par un mécanisme sociologique: une fraction des usagers se transforment en experts improvisés qui aident les autres. «Nous voyons ainsi émerger un nouveau rôle social majeur: celui de conseiller officieux d’usage», analyse-t-il.

On a tous constaté que dans les familles, le nombre de ceux qui lisent les modes d’emploi est restreint. Le jeune fils, étudiant en informatique, devient officieusement le préposé aux modes d’emploi pour le reste de la famille. Ce rôle se retrouve dans les groupes d’amis, les communautés de voisinage ou les rassemblements éphémères.

Afin de compenser la qualité défectueuse des aides écrites et graphiques de toutes sortes, un réseau de conseillers d’usage informels s’est constitué. Sans lui, Christian Morel prétend qu’il serait tout simplement impossible d’utiliser les biens et services de consommation.

Ce système d’entraide s’accompagne de formes inédites de sociabilité. La médiocrité des modes d’emploi est donc un inducteur de lien social. Si l’on peut s’en réjouir, une question reste en suspens: pourquoi les consommateurs ne manifestent-ils pas leur mécontentement?

La réponse du sociologue: «Je pense que c’est précisément la nature linguistique de l’information ordinaire qui conduit les utilisateurs à ne pas protester: nous pouvons protester contre la mauvaise qualité d’un produit, mais nous ne protestons pas contre la qualité du langage ou d’une langue. Celui qui ne comprend pas un mode d’emploi s’accusera plus volontiers d’incompétence qu’il n’incriminera son auteur.»

Mais que pourrait obtenir une réaction structurée des usagers à l’égard des problèmes de l’information ordinaire? Pas grand chose, selon Morel. Pour lui, cette mauvaise qualité tient à la nature même du langage humain qui s’est développé pour permettre aux hommes de se lier et non pour informer.

Ce constat d’impuissance clôt l’ouvrage qui m’aura permis d’attendre, tout en m’instruisant, le retour de Fred. Il sera ravi d’apprendre qu’il est mon conseiller officieux d’usage.