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Ma méfiance envers François Bayrou

Pour le candidat centriste, l’Europe est la seule réponse possible à la mondialisation. Mais alors pourquoi ne s’impose-t-il pas un grand meeting populaire à Berlin ou à Londres?

Le succès est là: depuis quelques jours, le nom de François Bayrou est sur toutes les lèvres, en une de tous les journaux, au centre de toutes les discussions à table ou au bistrot. Ce succès va-t-il trouver dans les urnes les votes qui lui permettraient de prendre de l’élan pour redessiner le paysage politique français? Il est encore tôt pour le dire, mais ce n’est pas exclu.

Ce qui est certain par contre, c’est que Bayrou est parvenu à se placer au centre du débat au point que nombre de personnes pensent que son discours renvoyant dos à dos Ségo et Sarko est novateur.

Je me bornerai à ce sujet à rappeler qu’en Suisse, où nous ne nous sommes pas vraiment fait une réputation d’immenses novateurs, le Nouveau Quotidien (NQ) a été lancé en automne 1991 (cela fait bientôt 20 ans!) sur, entre autres, ce slogan: «Gauche, droite? Vous en êtes encore là?»

Et je rappellerai que quelques années auparavant, le parti radical avait tenté de se relooker en luttant pour le moins d’Etat.

Je n’ignore pas qu’en faisant ces remarques, je laisse transparaître une grande (pour ne pas dire énorme) méfiance envers le candidat centriste à la présidence française. Une méfiance que, comme chroniqueur politique ancré à gauche (j’en suis encore là malgré les années NQ!), je n’ai jamais cachée parce que je pense qu’en politologie comme en histoire, la neutralité et l’objectivité relèvent du mythe.

C’est dire que je considère l’attitude des médias qui ont sanctionné Alain Duhamel pour avoir indirectement fait connaître son vote en faveur de Bayrou d’une tartuferie indigne.

Ma méfiance s’adresse pour commencer au démocrate chrétien. Bayrou a commencé son engagement dans ce qui restait du CDS de Lecanuet, lui-même issu du MRP, le dernier grand parti démocrate chrétien français.

En France, le grand acquis du MRP — au-delà d’avoir envoyé l’abbé Pierre à l’Assemblée nationale — est sans aucun doute la participation déterminante de quelques-uns de ses dirigeant (Schumann, Pflimlin) à la fondation du Marché commun européen le 25 mars 1957. C’est déjà beaucoup.

A propos d’Europe, si je partage l’avis de ceux qui voient en Bayrou le plus philoeuropéen des candidats, il convient de noter que, élu à Strasbourg lors de la dernière élection européenne, il a aussitôt renoncé à son siège pour rester à Paris.

De surcroît, quoique proeuropéen, nous l’entendons peu sur les grandes questions européennes. Dans ses propositions programmatiques, il se borne à des généralités comme:

«Nous savons pourquoi les Français ont voté «non». Ils ont trouvé le texte de la Constitution européenne illisible. Ils ont pensé que cette obscurité était voulue pour faire passer un projet de société, par exemple, matérialiste et marchand, qui n’aurait pas leur accord. Ils ont craint que l’élargissement continu de l’Union n’enlève à l’Europe son identité, et que de ce fait, l’Europe se retrouve sans visage et sans mémoire.»

Ceci affirmé alors que lui-même n’a pas levé le petit doigt pour contrer une constitution écrite par Giscard d’Estaing, fondateur de l’UDF dont lui, Bayrou, assure aujourd’hui la présidence.

Par ailleurs, après cinquante ans de chantier européen, les candidats à la direction d’un des grands Etats de l’Union européenne ne devraient-il pas s’imposer de tenir des meetings populaires avec discours de circonstance dans des villes comme Berlin et Londres? Même s’il ne parle ni l’anglais ni l’allemand (comme le laisse supposer la discrétion de son CV à ce sujet), une telle démarche, par son exemplarité, décloisonnerait beaucoup l’Europe et commencerait à la faire exister dans les têtes, pas seulement dans les circulaires.

Car avant que les hommes politiques organisent des référendums européens avec une chance de succès comme chacun le promet, il faudrait qu’ils commencent eux par mouiller leur chemise en s’y rendant. Ne serait-ce que pour comparer (en Grande-Bretagne ou en Allemagne par exemple), ou évaluer l’étendue des dégâts (en Pologne ou en Roumanie).

Ce refus de voir comment vit le peuple européen se retrouve dans la négation par les hommes politiques de la détestation suscitée par l’euro, monnaie retenue responsable de tous les maux actuels.

Bayrou dans ses propositions n’en parle pas. En campagne électorale, il évite comme tout le monde les sujets qui fâchent.

On dit: «Mais c’est le seul qui soit pour l’économie de marché!» Sous-entendu: Ségo et Sarko sont d’affreux Franco-français dont l’esprit est modelé par la planification économique héritée de l’époque du duopole gaullo-communiste. Après lecture des propositions, je ne vois pas où est la différence.

Pour lui, l’Europe est la seule réponse possible à la mondialisation, mais EDF-GDF doivent rester sous contrôle de l’Etat, les autoroutes le redevenir. Rien de neuf non plus sur la fonction publique, cette hydre bureaucratique qui répand ses 5,5 millions de têtes sur l’Hexagone!

Démocrate chrétien venu du centre droite et ancré au centre droite par ses charges électives (président de l’UDF) et ses fonctions (ministre de l’Education nationale sous Balladur et Juppé), il ne peut pas jouer une autre carte politique que celle-là.

Catholique béarnais (en Béarn comme en Valais, on mouille les y et l’on est conservateur de père en fils), père de famille nombreuse, familier de la terre et de l’odeur du crottin, pas sur la paille pour autant, il a un grand avantage sur ses deux concurrents principaux: avoir pendant quelques années enseigné dans un lycée de Pau. Sa culture n’est pas que parisienne et il a côtoyé le monde du travail ailleurs que dans les ministères (Ségo) ou les bureaux d’avocats influents (Sarko). Sinon, c’est kif kif.

A cette différence que n’ayant rien à perdre — son parti l’a déjà quitté depuis belle lurette pour suivre les Robien, Méhaignerie, Santini et consorts –, il peut tout risquer.

Aujourd’hui sa stratégie est claire: il doit passer avant Ségolène Royal pour pouvoir comme Chirac il y a 5 ans, rameuter la gauche contre l’épouvantail que représente Sarkozy. Là le succès est garanti. La figure inverse est aussi possible, mais plus risquée. Il n’est pas certain que contre Royal, il parviendrait à regrouper et entraîner toutes les droites.

Ce qui me paraît évident, c’est que, quoiqu’en disent les néo-centristes à la Cohn-Bendit, un succès de Bayrou provoquerait non seulement l’éclatement du PS et de l’UMP tels qu’ils sont aujourd’hui (ce qui en soi ne serait pas un mal), mais aussi le retour à l’instabilité engendrée par les gouvernements centristes. Il n’y a qu’à jeter un regard au-delà des Alpes dans la cour de Romano Prodi pour imaginer ce que serait l’automne prochain la France bayrouyenne.

Un Etat incapable de décider ne serait-ce qu’un grand chantier, une privatisation, ou, au contraire, une renationalisation. Dans une Italie où les régions, fruits d’anciens Etats disparus depuis peu de temps, permettent malgré tout une articulation décentralisée de la gestion du pouvoir, c’est déjà catastrophique.

Dans cette France jacobine, hyper centralisée, souverainiste en diable, ce serait encore pire.

On pense avec quelque légèreté que les maux de la France viennent de sa division en gauche et droite, ce que les longues années de cohabitation (de centrisme imposé) avec leur immobilisme forcé contredisent.

En réalité les maux de la France sont de deux natures, le poids de sa machine étatique centralisée et une conviction encore diffuse d’être une grande puissance. Or aucun des grands candidats ne montre pour l’instant ne serait-ce que l’ombre du désir de mettre ses électeurs devant cette réalité.