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La gratuité va-t-elle tuer l’économie?

On peut désormais surfer sur l’internet, téléphoner et s’informer au quotidien sans débourser un centime. La compagnie aérienne RyanAir annonce des vols gratuits pour après-demain. Progrès économique ou destruction de valeurs?

Beaucoup de parents n’y comprennent plus rien. Ils voient leurs enfants télécharger des milliers de chansons – et maintenant des longs métrages – sans débourser le moindre centime. Ils apprennent que le service Skype permet de téléphoner gratuitement sans limite de temps. Et ils découvrent cette semaine que Le Matin Bleu, premier quotidien gratuit de la région lémanique, ne se limite pas à un vecteur publicitaire: il offre aussi quantité d’informations fiables et utiles.

Face à cette joyeuse déferlante de gratuité, ceux qui continuent à payer (pour leur journal, leur musique ou leurs conversations téléphoniques) se mettent brusquement à douter: et si c’était moi, le pigeon? Dans la mesure où «s’il y a de la gratuité quelque part, il y a forcément quelqu’un qui paie d’un autre côté», comme le dit Eloïc-Anil Peyrache, professeur assistant d’économie à HEC Paris, on peut se demander qui va s’acquitter, finalement, du prix réel de toutes ces offres gracieuses.

Depuis une quinzaine d’années, les compagnies aériennes low-cost et les hard-discounters ont engagé une spirale des prix vers le bas que rien ne semble pouvoir arrêter. Exemple caricatural: le fondateur de RyanAir a déclaré récemment qu’il n’excluait pas la possibilité d’opérer un jour des vols entièrement gratuits qui seraient financés par les services au sol (comme la location de voitures) ou la publicité en vol.

De quoi déclencher des vagues d’euphorie chez les consommateurs (mais peut-on encore appeler «consommateurs» ceux qui profitent d’une offre gratuite?). Ajoutez à cela la popularité de Linux et du logiciel libre, le succès des blogs, de l’encyclopédie bénévole Wikipedia et des connexions wi-fi en libre accès, et vous aurez brossé le tableau d’une nouvelle économie globale glissant progressivement vers le tout gratuit… Mais attention: cette image est trompeuse. Elle n’apparaît que par la juxtaposition artificielle d’offres très limitées, qui n’ont de surcroît rien à voir les unes avec les autres.

La gratuité ne va pas tuer l’économie. Au contraire: elle constitue un formidable accélérateur commercial pour les compagnies qui savent s’en servir. Certains secteurs vont souffrir de cette nouvelle concurrence, d’autres vont même disparaître. Mais d’autres encore vont croître et, au final, disent les experts, l’économie traditionnelle et la société dans son ensemble ont tout à y gagner. Exploration des différents modèles de gratuité.

1. La gratuité liée à l’audience

Les millions de lecteurs de la presse quotidienne gratuite (PQG) ont bien compris que ces journaux ne leur sont pas offerts par altruisme. Le modèle économique de 20 Minutes, Metro et autre Matin Bleu n’est qu’une extension de celui de la presse traditionnelle, déjà largement financée par la publicité. «C’est d’ailleurs le même fonctionnement qui prévaut dans l’industrie télévisuelle, explique José Carlos Jarillo, professeur en stratégie à HEC Genève. Dans la mesure où le coût marginal d’un nouveau client, téléspectateur ou lecteur est proche de zéro, l’entreprise peut se permettre d’arroser.» A l’image de TF1, les quotidiens gratuits vendent ainsi à leurs annonceurs du «temps de cerveau humain disponible», pour reprendre l’expression cynique de Patrick Le Lay, patron de la chaîne privée.

«Ces entreprises fonctionnent parce qu’elles permettent de mettre en contact vendeurs et acheteurs: on parle alors d’effet réseau (network effect)», explique John Walsh, spécialiste en pricing à l’institut de management IMD, à Lausanne. Le modèle est particulièrement bien maîtrisé par le géant Google, qui donne l’impression d’un service gratuit alors qu’il brasse des millions de dollars en vendant des liens publicitaires bien placés (Google Adlink) et en exploitant le potentiel publicitaire de sites plus ou moins amateurs (Google Adsense).

De la même manière, une compagnie aérienne comme RyanAir devient un média dès lors qu’elle expose son audience «captive», ses passagers, aux messages des annonceurs.

«Toutes ces entreprises “plateforme”, comme peuvent l’être une agence immobilière, un média, un site de rencontre ou une boîte de nuit, trouvent leur raison d’être dans leur capacité à mettre en relation deux ou plusieurs groupes distincts d’agents économiques et à coordonner leurs offres et leurs demandes», résume Eloïc-Anil Peyrache.

Cette gratuité-là, liée à l’audience, n’a donc rien de dangereux pour l’économie traditionnelle. Elle en constitue même un élément indispensable dans la mesure où elle fluidifie les contacts entre vendeurs et acheteurs.

2. La gratuité liée à la technologie

Mais rien n’est jamais acquis dans l’économie de la gratuité. TF1 le sait bien, qui voit aujourd’hui sa manne publicitaire menacée par les magnétoscopes numériques (comme TiVo) permettant au téléspectateur de suivre les programmes sans la pub qui les finance. De la même manière, les opérateurs télécom sont en alerte depuis que Skype attaque leur marché historique avec un service de téléphonie fixe gratuit: c’est tout un pan de leur modèle économique qui risque de s’écrouler (voire même deux si l’on considère la concurrence des réseaux collectifs wi-fi sur les accès à l’internet et la téléphonie mobile). De leur côté, les éditeurs de presse observent d’un oeil inquiet le développement des blogs et de l’information gratuite sur l’internet, qui attaque leur monopole tant auprès des lecteurs que sur le marché annonceurs.

Dans tous ces domaines traditionnels, des réductions d’effectifs et des faillites sont à prévoir, car la technologie permet désormais d’offrir gratuitement ce qui, auparavant, devait être payé. N’y aurait-il pas là une destruction de valeurs? «Pas du tout, explique Olivier Cadot, professeur à HEC Lausanne. Ce sont, au contraire, les entreprises traditionnelles qui détruisaient de la valeur avec leur rente de monopole, car leurs prix élevés bloquaient le marché. En économie, on ne devrait jamais payer un bien plus cher que ce qu’il a coûté à produire. C’est une loi fondamentale.»

3. La gratuité liée aux amateurs

L’impact de l’internet sur le développement des services gratuits n’est pas dû uniquement au faible coût des communications. En permettant une mise en commun des compétences à très large échelle, le réseau a donné naissance à des oeuvres collectives telles que le système d’exploitation Linux, les logiciels libres ou encore l’encyclopédie Wikipedia. Ces produits gratuits, souvent réalisés par des enthousiastes non rétribués, entrent en concurrence directe avec ceux d’entreprises commerciales. Ne représentent-ils pas une concurrence déloyale envers l’économie traditionnelle? «Pas du tout, estime José Carlos Jarillo, de HEC Genève. Le bénévolat a toujours existé. Des produits comme Linux ont certainement un impact négatif sur des entreprises telles que Microsoft, mais pas au-delà. Au contraire: le logiciel gratuit, ou bon marché, c’est positif pour l’économie!»

4. La gratuité liée à l’échange

L’industrie musicale a vu fondre son marché traditionnel depuis l’apparition des plateformes d’échange de musique sur le web: n’importe quel internaute a désormais accès, gratuitement et illégalement, à la quasi- totalité des catalogues des majors. Pareil pour les films, qui s’échangent sous le manteau en peer-to-peer, au grand désespoir des studios hollywoodiens.

Cette gratuité-là a un impact très direct sur l’industrie du divertissement – qui par ailleurs se découvre de nouveaux marchés, comme la vente de sonneries ou la distribution payante de musique en ligne. Elle retrouve donc d’un côté ce qu’elle a perdu ailleurs. «Pendant des décennies, l’industrie du divertissement s’était habituée à des marges excellentes liées au droit d’auteur, observe José Carlos Jarillo. Le réajustement vers le bas de ses bénéfices était prévisible.»

Dans l’ensemble de ces secteurs, l’apparition de services gratuits a permis de faire naître de nouveaux acteurs économiques, qui créent de l’emploi et contribuent à la croissance. Il n’y a donc aucune raison de craindre que la gratuité tue l’économie. Le seul impact temporairement négatif semble lié aux recettes fiscales. «Au même titre que le troc, l’échange est une très jolie façon de vider les caisses des impôts, dit José Carlos Jarillo. Car il échappe totalement aux autorités…»

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Collaboration: Yvan Rodic

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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo du 3 novembre 2005.