LATITUDES

Lausanne table sur le local

Au carrefour des préoccupations environnementales, économiques et de santé, les questions liées à l’alimentation suscitent un intérêt croissant. À Lausanne, pouvoirs publics, producteurs et distributeurs s’organisent pour renforcer les circuits courts.

On les appelle les locavores, ces adeptes de l’alimentation produite non loin de chez eux. Ces cinq dernières années, de nombreux commerces ont fleuri un peu partout en région lausannoise, avec la promesse de répondre aux besoins d’une population de plus en plus sensible à l’impact de ses habitudes alimentaires sur l’environnement, les producteurs et sa propre santé.

Parmi eux, des épiceries participatives ou coopératives, comme le Jardin Vivant, ouvert fin 2020 à l’avenue Louis-Ruchonnet ou La Brouette, inaugurée fin 2016 à l’avenue d’Échallens. Cette coopérative propose aussi un service de livraison axé sur le lien direct entre producteurs et consommateurs. Baptisé Le Grenier, celui-ci approvisionne en produits de saison les particuliers, mais aussi les cantines scolaires, les crèches et les maisons de retraite dans un périmètre de 70 km.

À Chailly, c’est Bio Bulk qui offre aux habitants du quartier une alternative zéro déchet depuis octobre 2020 et, face à la place de Milan, l’épicerie Le Topinambour, précurseur de l’alimentation bio et locale, a ouvert ses portes il y a plus de trente-cinq ans. Côté restauration, les locavores lausannois peuvent désormais compter par exemple sur Domani Pizza, qui confectionne d’authentiques pizzas napolitaines avec des ingrédients locaux et issus de l’agriculture bio.

Proposer une alternative

Les potagers communautaires installés au pied des immeubles s’étendent sur près de 19 000 mètres carrés à Lausanne. Outres les plantages, la Municipalité souhaite développer des solutions alternatives aux grandes surfaces, consciente que la demande est bien présente. «Nous constatons que de nombreux citadins ont la volonté de se tourner vers les circuits courts, c’est pourquoi nous cherchons à renforcer l’offre», confirme David Bourdin, chef de la division domaine et patrimoine à la Ville de Lausanne. Les pouvoirs publics ne sont pas les seuls à vouloir saisir l’opportunité d’accompagner ceux qui recherchent une alimentation plus saine et d’origine locale.

Sur le web, d’abord, des plateformes ont émergé pour faciliter le recours aux modes de distribution alternatifs. Économiste de formation, Tanguy Ecoffey s’est entouré de spécialistes en développement web et en marketing pour créer une plateforme qui mettrait en lien producteurs et consommateurs. C’est ainsi qu’en 2021, est née Robin des Fermes, une interface qui regroupe une quarantaine de producteurs de la région et qui permet aux consommateurs d’acheter directement chez eux. En quelques clics, le tour est joué et la commande est envoyée par la poste. Chez Robin des Fermes, ce sont les vendeurs qui fixent les prix. «L’idée est que les producteurs jouissent d’une certaine autonomie en matière de logistique et, surtout, de tarification. Le but étant aussi de soutenir les producteurs en leur proposant une alternative à la grande distribution qui négocie les prix à la baisse», assure Tanguy Ecoffey

Organisée autour de hubs régionaux, dont le premier est situé à la Tanière du Jorat à Moudon, à environ 15 km au nord de Lausanne, la plateforme est le fruit de la volonté de passionnés de soutenir les activités agricoles. «Pour nous, ‘ local ’ signifie que chacune de nos antennes vend des produits cultivés ou préparés dans les 30 km alentour.» À Lausanne, l’entreprise espère gagner de nouveaux abonnés, mais pas question de suivre le modèle de la croissance à tout prix : «Grandir trop vite ne serait pas compatible avec notre mode de fonctionnement.»

Plus besoin d’endosser le tablier

Pour ceux qui rechignent à cuisiner, ou pour ceux qui aiment partir camper le week-end, il existe une solution simple et efficace : le bon vieux plat préparé en boîte de conserve. Bonne nouvelle pour les locavores, cette variante n’est plus seulement l’apanage des grandes entreprises agroalimentaires. À Ecublens, à côté de Lausanne, les sœurs Léna et Pauline Maillard ont fait le pari d’adapter la pitance en boîte à la confection maison à base d’ingrédients locaux. C’est ainsi qu’est née La Boète.

Originaires du Jura, les cofondatrices ont décidé de nommer leur commerce en référence au mot «boîte» en patois jurassien. «Les repas en conserve, c’est un peu notre madeleine de Proust. Ils accompagnaient nos randonnées lors de nos vacances. À notre retour à la maison, ces repas en boîte nous manquaient toujours beaucoup. C’est ainsi que nous avons envisagé de lancer un concept à la fois novateur et ancré dans notre vécu», explique Pauline Maillard. Papet vaudois, blanquette de porc, ratatouille, couscous au tofu, chili con carne: les recettes de La Boète cherchent à offrir une palette de saveurs aussi large que celle de ses homologues industriels, tout en restant fermement attachées à la production locale. «La viande provient d’un élevage jurassien, les légumes de petits producteurs maraîchers vaudois, et le tofu est fabriqué dans le canton de Genève. L’objectif de la manœuvre est de produire et distribuer local. Nous ne cherchons pas à nous étendre au-delà des frontières.»

Encourager la cuisine végétale

L’offre végétarienne se décline elle aussi à la sauce locavore, à l’image du restaurant L’Éc(h)o, connu pour sa vue imprenable sur la Cité et la Cathédrale, mais surtout pour ses quiches, son bowl, son vegi’burger et sa formule brunch du samedi, confectionnés maison avec des ingrédients de saison, issus de l’agriculture régionale ou du commerce équitable.

À la rue Neuve, le café familial Racines propose une cuisine vegan savoureuse. Jus pressés à froid, encas, pâtisseries et plats chauds sont concoctés à base de produits frais, bio et locaux. Un service traiteur complète l’offre.

À La Claie-aux-Moines, un hameau situé sur les hauts de Lutry, deux autres passionnés ont décidé de mettre à contribution leur amour des produits fermentés et de l’alimentation d’origine végétale. En 2021, David Achard et sa compagne Sara Fernandez ont fondé Ragi, une petite entreprise fabriquant des boissons et aliments obtenus par fermentation: kombucha, kéfir d’eau, kimchi (chou fermenté très populaire en Corée) et tempeh (à partir de graines fermentées).

Malgré ces notes exotiques, l’entreprise se fournit quasi exclusivement auprès de producteurs locaux, et dans de rares cas dans les pays frontaliers. «Tous les ingrédients peuvent se trouver dans la région et nos recettes évoluent par conséquent au gré des saisons», explique David Achard. Aujourd’hui, l’entreprise fournit des commerces et restaurants de la région et des consommateurs individuels répartis dans toute la Suisse.

Anciennement installé à Londres, où des options végétariennes et vegan figurent au menu de la plupart des restaurants, le couple a souhaité en ramener la passion pour l’alimentation sans produits d’origine animale, encore trop peu présente à son avis en Suisse. «Consommer local à Lausanne est plutôt facile, il existe une grande diversité d’établissements, de plateformes web, sans parler des marchés. Dans les restaurants, néanmoins, les menus manquent parfois d’options satisfaisantes en matière de cuisine végétarienne ou vegan.» Une absence qui n’est toutefois pas insurmontable, selon David Achard : «J’ai rencontré beaucoup de restaurateurs qui souhaitent sincèrement ajouter ce genre de plats à leur carte, mais ne savent pas comment s’y prendre. Nous espérons contribuer, à notre échelle, à rendre ce régime plus accessible.»

Les aliments d’origine locale traînent une réputation de produits de luxe. Cela les rend-il pour autant inabordables ? Pas si sûr. En 2020, selon l’OFS, les Suisses dépensaient en moyenne 6,5% de leur budget dans l’alimentation, un chiffre nettement inférieur à la moyenne européenne de 14,3%, établie par Eurostat en 2021.

D’ailleurs, pendant la crise sanitaire de 2020 et 2021, les confinements successifs ont conduit bon nombre de personnes à se tourner vers les petites exploitations locales. La vente directe a alors connu un essor sans précédent. Cette frénésie s’est certes tassée avec le retour à la normale, mais la tendance est loin d’avoir dit son dernier mot.

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Les derniers fermiers de la ville

Fidèle à sa réputation de bourgeoise bohème, située entre ville et campagne, Lausanne a su garder la main verte : on trouve près de 900 hectares de terres arables et une surface de parcelles construites dans ses enclaves. Aujourd’hui, sept exploitations agricoles subsistent et une huitième s’est lancée en automne 2023 : le domaine du Châtelard et de la Blécherette, situé à quelques mètres seulement de la lisière de la ville. Ce sont des terrains agricoles réhabilités dans le cadre d’un projet de la Municipalité visant notamment à rapprocher les consommateurs des producteurs et à sensibiliser les citadins à la réalité des agriculteurs.

Après le boom démographique des années 1970, qui a provoqué un grignotage des surfaces agricoles par les constructions urbaines, la ville souhaite refaire de la place pour accueillir l’agriculture en son sein : « Pour la première fois depuis plusieurs décennies, le nombre d’exploitations agricoles sur le territoire communal est reparti à la hausse. Avec la reprise du domaine du Châtelard et de la Blécherette, la tendance à l’effritement s’est non seulement arrêtée, mais commence aussi à s’inverser », se réjouit David Bourdin, chef de la division domaine et patrimoine de la Ville de Lausanne.

En 2023, ce huitième domaine, proche de l’aéroport, a été attribué à Jonas Porchet. Du haut de ses 28 ans, ce maître agriculteur gère déjà une autre exploitation depuis près de six ans. Sur le site lausannois, il attend désormais les premières récoltes issues des grandes cultures (blé, épeautre, seigle) et les cultures maraîchères gérées par son associé Maxime Reuse. La ferme devrait, à terme, accueillir un élevage porcin.

Pour lui, la proximité avec la ville constitue un avantage certain pour écouler sa production, notamment au marché de la Riponne, mais aussi au travers d’un réseau de détaillants et de restaurateurs. Mais au-delà de la dimension commerciale, le jeune entrepreneur se réjouit également de participer au rapprochement entre les milieux urbains et ruraux. « J’ai toujours constaté une déconnexion marquée entre les deux mondes. Cela se ressent dans la façon dont certains urbains envisagent l’agriculture sous l’angle de son impact sur l’environnement, par exemple. Ouvrir une boutique à la ferme, au sein même de la ville, sera pour moi l’occasion de communiquer davantage sur notre métier, de montrer que nous sommes des ingénieurs diplômés obéissant à des règles strictes et ayant le souci de la nature. »

Cet équilibre entre ville et campagne est également cher à Gilles Berger, exploitant du domaine de Rovéréaz, dans les hauts de Lausanne (lire aussi en page 52). Dans sa ferme qui surplombe la ville et offre une vue imprenable sur le Léman, le trentenaire cultive des céréales, des fruits et des légumes sur près de 35 hectares. Entièrement biologique et écoulée en circuit court, sa production passe principalement par les marchés de la ville : avec ceux de la rue de l’Ale, de la Sallaz, du parc de Milan, la ferme est au rendez-vous presque tous les jours. Aujourd’hui, elle emploie 25 personnes (pour huit équivalents plein temps) et commence tout juste à exploiter l’unique moulin de la ville, récemment construit sur le terrain. « Grâce à cette installation, nous sommes désormais en mesure de préparer un pain 100% lausannois», se réjouit Gilles Berger.

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 12).