En soignant la population, le système de santé pollue énormément. Face à l’ampleur de la crise climatique, la médecine doit ajuster ses pratiques pour devenir plus durable.
Dossier réalisé avec Carole Berset et Andrée-Marie Dussault
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La pollution rend malade. Mais soigner nuit à l’environnement et affecte donc, indirectement, encore plus de personnes. En Suisse, les systèmes de santé génèrent 6,7% des gaz à effet de serre émis par le pays. C’est autant que l’aviation civile. Et pendant que cette menace, majoritairement considérée par la population comme distante, s’intensifie, le personnel médical y fait directement face. « Lorsqu’on n’y est pas confronté au quotidien, il est difficile de prendre la mesure de l’ampleur de la situation, explique Valérie D’Acremont, responsable du secteur ‹ Santé globale et environnementale à Unisanté ›. Les impacts du changement climatique peuvent être camouflés, notamment quand ils accentuent un phénomène qui existe déjà. » La pollution augmente, par exemple, le nombre de décès liés aux maladies cardiovasculaires. Mais la population ne s’en rend pas forcément compte, car les décès en lien avec cette maladie sont communs.
« En tant que soignants, nous sommes dans une posture étrange, dit Renaud Du Pasquier, chef du Service de neurologie au CHUV. Nous participons largement au problème tout en en subissant aussi une partie des conséquences. Puisque c’est nous qui devons absorber l’augmentation du nombre de malades ou nous occuper de traiter des maladies liées au changement climatique. » Une situation dénoncée mondialement au sein du milieu de la santé. En 2021, par exemple, plus de 200 journaux médicaux prestigieux, dont The Lancet et The British Medical Journal, ont adressé un appel à l’OMS. Leur demande est claire : il est urgent de considérer, conjointement, la perte de la biodiversité et la crise climatique comme une urgence sanitaire mondiale.
En écoutant le personnel médical, on comprend que les effets du changement climatique sur la santé sont déjà palpables. « La pollution de l’air est responsable de 3000 morts par année, précise Valérie d’Acremont. Soit, en quatre ans, l’équivalent du nombre de décès liés au covid en Suisse durant toute la pandémie. » Au-delà des atteintes physiques, le bouleversement climatique affecte aussi de manière spectaculaire la santé mentale de la population. « On constate une nette augmentation des décompensations, des gens qui se suicident, de jeunes qui souffrent d’éco-anxiété ou de solastalgie. » Or, le système de santé n’est pas encore prêt. « Les psychologues et psychiatres réfléchissent à de nouvelles façons d’accompagner les personnes touchées. »
Face à ce constat, il est urgent de repenser la façon de pratiquer la médecine. Pour Renaud Du Pasquier, il n’est pas question d’attendre que les générations futures fassent mieux. « C’est maintenant qu’il faut agir. » En tant que vice-doyen à la Faculté de biologie et de médecine, le neurologue a participé à intégrer un module d’enseignement pour inclure les questions de durabilité aux études de médecine. « Le bénéfice est double. Les jeunes sont informés des enjeux environnementaux à travers une formation de qualité et les enseignants sont obligés de se mettre à jour. »
L’important est aussi de pouvoir proposer des pistes concrètes pour changer les pratiques. « Désormais, je ne finis plus aucune conférence sans lueur d’espoir, dit Valérie D’Acremont, sinon les gens sont sidérés et incapables d’agir pour améliorer les choses. » Et la participation de la population est indispensable pour s’orienter vers une médecine plus durable. Dans le livre Santé et environnement – vers une nouvelle approche globale, un groupe de 70 spécialistes – dirigé par Nicolas Senn, Marie Gaille, Maria del Rio Carral et Julia Gonzalez Holguera – s’est réuni pour tenter de cerner les enjeux des relations entre la santé et l’état de la nature. Afin de dresser un état de la situation et dégager des axes pour améliorer la durabilité dans le domaine de la santé, la problématique est envisagée à travers le prisme de la médecine, mais aussi de la philosophie, la sociologie, les sciences de la terre, les biosciences ou encore l’anthropologie.
Et l’une des pistes envisagées pour opérer un changement dans la manière de soigner la population est de questionner ce qui rend les gens malades et donc de renforcer les dispositifs de prévention. Les expert·e·s qui se sont penché·e·s sur les solutions pour rendre la médecine plus durable accordent aussi de l’importance à la promotion des cobénéfices. Une manière d’inviter les individus à adopter des gestes quotidiens au niveau des choix alimentaires, de la mobilité, de leur rapport à la nature qui soient à la fois bénéfiques pour leur santé et pour l’environnement. Car il convient d’impliquer les citoyen·ne·s dans les réflexions et de prendre exemple sur les bonnes pratiques mises en place dans les autres pays. « On pourrait notamment s’inspirer des pays du Sud qui ont développé tout un système de santé décentralisé en développant les soins communautaires de proximité, ajoute Valérie D’Acremont. On pourrait faire autrement, imaginer les salles d’attente comme des cafés, il faut ouvrir toutes les pistes, se donner de la force. »
1 – Personnes vulnérables
La qualité de vie des individus les plus fragiles diminue à mesure que les températures augmentent. Les impacts des changements climatiques sur la santé mentale se révèlent particulièrement dévastateurs. Le dernier rapport du GIEC a révélé que les effets du changement climatique se trouvent exacerbés par des facteurs d’inégalités liés à l’âge, au handicap et aux faibles revenus. « Les nouveau-nés, les enfants, les personnes âgées, ou celles souffrant de pathologies psychiatriques et les adultes en situation socio-économique précaire représentent les catégories les plus vulnérables », précise Marc Humbert, médecin associé du Service de gériatrie et de réadaptation gériatrique du CHUV.
Les pics de chaleur extrêmes et les canicules engendrent une hausse des déshydratations et des accidents cardiovasculaires, et la pollution des pathologies respiratoires. « Les personnes âgées risquent de faire des coups de chaleur, par exemple. Des facteurs environnementaux comme l’isolement social, l’absence de climatisation et des logements vétustes peuvent aussi contribuer à une plus grande vulnérabilité », explique Marc Humbert.
2 – Impacts psychiques
Dans l’ouvrage Santé et environnement, les spécialistes s’accordent à dire que les effets du changement climatique sur la santé mentale restent sous-estimés. « Dans le cadre de catastrophes naturelles, l’impact sur la santé se manifeste 40 fois plus fréquemment au niveau psychique que physique. Quant à la modification progressive du climat, elle induit des troubles psychiques, une hausse d’un degré de la température moyenne dans une région conduisant à une augmentation de 2% de la prévalence des troubles psychiques, soit 160’000 nouveaux cas à l’échelle suisse. Ces éléments vont peser très lourd sur les coûts de la santé », souligne Philippe Conus, chef du Service de psychiatrie générale du CHUV.
En cas d’exposition à un événement climatique, certains individus peuvent se retrouver dans des situations de détresse psychologique, dont l’issue peut être fatale. « Les personnes qui dépendent de la nature pour générer leurs sources de revenus sont particulièrement touchées. Certains pays ont vu le taux de suicides des agriculteurs multiplié par deux durant les périodes de sécheresse », détaille Philippe Conus. Il est aussi avéré qu’une confrontation directe à une catastrophe naturelle peut entraîner des troubles psychiques comme la dépression ou des états de stress post-traumatique.
À l’inverse, des patient·e·s atteint·e·s de troubles psychiques peuvent voir leur pathologie s’aggraver après un événement climatique. « Une personne souffrant de troubles bipolaires dont le rythme circadien est perturbé en raison de la chaleur sera d’autant plus susceptible de déclencher des épisodes maniaques », relève Philippe Conus. Une étude parue dans la revue américaine Science a aussi indiqué qu’une personne atteinte de schizophrénie avait un risque de mourir 3 fois plus important durant des vagues de chaleur que le reste de la population.
3 – L’éco-anxiété comme révélateur
L’éco-anxiété qualifie les effets psychologiques que peut provoquer une prise de conscience de la menace des changements climatiques. Défini dans Santé et environnement comme un «sentiment d’angoisse exacerbé par un sentiment d’impuissance», l’écoanxiété est néanmoins perçue comme une réaction saine face à un enjeu considéré comme réel par de nombreux professionnels de la santé. « L’éco-anxiété révèle un problème collectif quant à la nécessité de repenser nos modèles de société, notre économie, nos modes de vie », note Sarah Koller, chercheuse et praticienne en écopsychologie à l’Université de Lausanne. « La pathologie, au contraire, est le déni », d’après Philippe Conus.
Une enquête menée par des chercheurs de l’Université de Bath en 2021 révélait que trois quarts des 16-25 ans jugeaient le futur effrayant. « La perspective de sortir d’une économie de croissance peut apparaître comme un effondrement total. Or, l’éco-anxiété s’amenuise lorsqu’elle est mise au service d’une transition vers des systèmes alternatifs, et qu’elle amène à penser des façons d’habiter, de se déplacer ou de travailler qui s’inscrivent dans un véritable respect du vivant, note Sarah Koller. L’enjeu consiste à sortir de la torpeur que cet état provoque afin de développer des ressorts motivationnels, qui poussent à l’action positive. »
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«Accepter la réalité de la situation demande beaucoup de courage et de maturité»
L’éco-anxiété qui a traversé Noémie Cheval, 41 ans, lui a permis de passer à l’action. Aujourd’hui, la jeune femme donne des formations dans le domaine de la transition écologique et solidaire au sein de la structure qu’elle a créée à Bienne.
«Ce qui me fait le plus peur, ce sont nos comportements, nos modes de vie, nos choix politiques et économiques, qui sont la cause du réchauffement climatique. L’éco-anxiété trouve son origine dans une prise de conscience souvent douloureuse concernant la crise que nous sommes en train de vivre. La légitimité donnée aux responsables de la destruction à grande échelle de nos conditions d’existence a provoqué chez moi un choc qui a amorcé mon éco-anxiété.
Sensible aux injustices sociales depuis mon adolescence, j’ai entamé une réflexion profonde quant à la nécessité de développer des systèmes humains plus résilients durant mes études – notamment lors de mon Master en anthropologie et d’un diplôme spécialisé en territoire et population dans des contextes de conflit –, mais aussi à travers des expériences et des rencontres. La découverte, en 2011, du ‹ Travail qui Relie ›, des ateliers d’écopsychologie pratique, de l’autrice américaine Joanna Macy a néanmoins constitué un véritable déclic. Cet ouvrage m’a permis de réaliser l’ampleur des impacts qu’engendrent nos systèmes de croissance infinie sur notre environnement.
Mais j’ai mis du temps à m’autoriser à ressentir ce que ces constats suscitaient en moi. La résonance des émotions d’autres personnes au sein du ‹ mouvement de la Transition › (Transition Network) a été libératrice. La disparition des biotopes me rend triste et « Ce qui me fait le plus peur, ce sont nos comportements, nos modes de vie, nos choix politiques et économiques, qui sont la cause du réchauffement climatique. L’éco-anxiété trouve son origine dans une prise de conscience souvent douloureuse concernant la crise que nous sommes en train de vivre. La légitimité donnée aux responsables de la destruction à grande échelle de nos conditions d’existence a provoqué chez moi un choc qui a amorcé mon éco-anxiété. Sensible aux injustices sociales depuis mon adolescence, j’ai entamé une réflexion profonde quant à la nécessité de développer des systèmes humains plus résilients la quasi-inertie des pouvoirs publics me met en colère. J’éprouve de l’anxiété par rapport à certaines situations concrètes telles que l’asthme climatique que j’ai développé il y a quelques années, lié au changement de la qualité de l’air. Ne pas acheter de ventilateur par conviction écologique, au risque de mettre ma famille en danger, n’est pas toujours facile à assumer. Grâce aux ateliers, je me suis aussi avoué que j’avais honte de faire partie de la seule espèce responsable de tels bouleversements. La peur des effets du changement climatique répond à une menace établie scientifiquement. La reconnaître et accepter la réalité de la situation demande néanmoins beaucoup de courage et de maturité.
J’ai traversé des moments de grande solitude. C’est aussi peut-être pour cette raison que certains se protègent en choisissant la stratégie du déni. En ce qui me concerne, j’ai par exemple dû faire le deuil d’une vision de la réussite représentée par une villa quatre façades, injustifiable d’un point de vue écologique. Se déplacer à vélo avec mes jeunes enfants me demande aussi du courage face aux SUV, les espaces publics n’étant pas toujours adaptés à la mobilité douce non polluante. Mais cela me procure beaucoup de joie, car je me sens reliée à mon environnement et aux solutions pour le protéger, qui sont à la portée de tous.
Face à l’urgence de la situation, mon désir d’agir pour protéger le vivant, c’est-à-dire mes amis, ma famille, mais aussi les forêts et toutes les espèces présentes sur terre s’était souvent heurté à un négationnisme scientifique – autant politique que privé –, pouvant provoquer un sentiment d’impuissance et de désespoir. Les rencontres au sein du ‹ mouvement de la Transition › ont été en ce sens fondamentales, car elles m’ont permis de me rendre compte que je ne suis pas seule, et qu’il existe aussi tout un historique de résistances, d’outils et d’associations proposant des solutions pour effectuer ce changement sociétal.
En essayant de résoudre cette écoanxiété qui paralyse, je peux mettre mon énergie et mon imagination au service d’un changement positif. Que ce soit en tant qu’experte de la transition au sein du Réseau Transition Suisse romande ou en tant que maman, j’entre aujourd’hui en action aux côtés de milliers d’autres, non plus par culpabilité ou par contraintes morales à consommer moins, mais à partir d’une intelligence et résilience collectives. C’est très différent. Cette transition intérieure me permet de continuer à m’engager pour la vie à mon échelle avec détermination et plaisir.»
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Retrouvez la deuxième partie du dossier demain.
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 28).
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