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La fuite en avant en Irak

Le malaise qui parcourt aujourd’hui les manifestations pacifistes tient à la fracture, visible par tous, entre le discours de Bush et la réalité. C’est là que réside le danger le plus grand d’élargissement incontrôlable de la guerre.

Il y a quelque chose de singulièrement rétro, de suranné, voire même d’anachronique dans la terrible situation où nous nous trouvons en ce moment. Une impression — étouffante, angoissante — de déjà vu, comme si la guerre qui vient de commencer ravivait au tréfonds de notre conscience collective des blessures fermées depuis longtemps, mais jamais vraiment cicatrisées.

Souvenez-vous de votre prime enfance: flanqué de l’ogre cannibale, le guerrier terrifiant signifiait dans nos cauchemars l’empire du mal avec ce qu’il a de tentant et à la fois de répugnant, d’attractif et de répulsif. Puis l’école nous enseigna les désastres de la guerre, donnant forme à un imaginaire collectif où les sanglantes boucheries de la guerre de 14, la shoah et la bombe atomique plantèrent les bornes de l’infranchissable, les frontières de l’horreur absolue.

«Plus jamais ça!», avons-nous docilement répété dans la somnolente torpeur des leçons d’histoire. «Plus jamais ça!», hurlent depuis des semaines dans les villes du monde entier des millions d’hommes et de femmes qui sentent intimement, au plus profond de leur être, qu’une nouvelle fois les frontières de l’horreur absolue risquent d’être violées.

Parce que chacun sent que la guerre qui commence — «quatrième guerre mondiale», en langage bushien — est complètement imprévisible dans ses développements, dans sa durée, dans ses rebondissements, dans le chaos qu’elle peut semer et dans le nouvel ordre qu’elle peut créer.

Contrairement à la seconde (contre le nazisme et le fascisme) et à la troisième (guerre froide contre le communisme), cette guerre n’a pas un ennemi clairement identifiable. Elle vise le terrorisme mondial, mais ce terrorisme mondial, au-delà de l’insaisissable Ben Laden, n’a pas de visage, ni d’armée régulière, ni de territoire délimité, ni même d’idéologie — les trois principaux pays de l’axe du mal (Irak, Iran et Corée du Nord) n’ont, à part la haine qu’ils inspirent au clan Bush, rien en commun.

Dans sa déclaration de guerre du lundi 17 mars dernier, George W. Bush passe d’ailleurs comme chat sur braise sur la difficulté de désigner l’ennemi avec précision: «Le régime [irakien] a mené une politique d’agression irresponsable au Proche-Orient. Il nourrit une haine profonde de l’Amérique et de nos alliés et il a aidé, entraîné et abrité des terroristes, dont des membres d’Al-Qaïda».

Ce «des terroristes», par ce qu’il a d’indéterminé, de vague et d’incertain, est appelé à passer dans l’histoire!

En 1914 aussi, la guerre rôdait, telle une hyène humant de loin la charogne, dans la conscience collective. Mais les innombrables manifestations et congrès pacifiques et pacifistes de ce temps, incapables de découvrir une rationalité au drame menaçant, tournèrent court dès les premiers coups de feu.

Il fallut par la suite des années de recherches et d’interrogations pour prendre la mesure de la portée historique de cette guerre maudite, pour l’insérer dans l’histoire de l’humanité et comprendre qu’elle était aussi le soubresaut ultime des guerres révolutionnaires commencées un siècle plus tôt par les conscrits de 1793. Pour comprendre qu’une révolution, par le formidable développement de sa puissance sismique, n’accouche pas d’un monde nouveau en quelques jours mais lui donne naissance sur le très long terme.

La guerre de 1914 fut le fait d’élites dirigeantes gouvernant des empires industrialisés à dominante bourgeoise avec des méthodes et une idéologie encore imprégnées des valeurs de l’Ancien Régime. Ayant ouvert la boite de Pandore des nationalismes, ces braves gens pensaient régler l’affaire à peu de frais et en peu de temps — «Dans six semaines tout sera terminé!», disait-on à Paris fin août 1914.

Or le conflit qui commença à Sarajevo par un attentat terroriste coûtant la vie à un archiduc ne se termina que quatre ans et demi plus tard dans les tranchées du nord de la France sur un bilan total d’une vingtaine de millions de morts, civils et militaires confondus.

Le malaise qui parcourt les manifestations aujourd’hui, la frustration produite par l’aspect incantatoire, désespéré et impuissant de la revendication pacifique tient à la fracture visible par tous, évidente à tous, entre le discours de Bush et la réalité dans laquelle nous vivons. C’est là que réside le danger le plus grand d’élargissement incontrôlable de la guerre qui commence.

Ce danger vient directement du clan qui, en automne 2000, s’est approprié la Maison Blanche dans des conditions fort discutables du point de vue démocratique. Le flou des objectifs de guerre déclarés ou tus (normalisation de l’Irak? lutte contre l’islamisme? pétrole? positionnement régional? visées impériales?) accroît encore le sentiment d’angoisse.

Un nationalisme déguisé en patriotisme

Sur le plan politique, Bush et ses amis représentent la frange extrême d’un fondamentalisme protestant qui eut son heure de gloire il y a bien longtemps, quand les émigrants chassés d’Europe par la pauvreté et les aberrations religieuses des politiques monarchistes trouvèrent dans l’exaltation religieuse le réconfort nécessaire pour supporter une vie dure et dangereuse hors de tout cadre institutionnel, ce qui ne les empêcha pas, le jour où leur Etat fut construit, de laisser Dieu en retrait dans leur constitution au profit du fier «Nous, le peuple des Etats-Unis».

Aujourd’hui, cette exaltation a perdu sa base sociale pour devenir une simple affirmation idéologique, une parmi d’autres, qui cimente le patriotisme américain et lui donne sa forme — pour nous surprenante — de religion civile. L’affirmation religieuse a pris une valeur en soi, abstraite, un peu à la manière dont nos campagnes respectaient des rites fort éloignés de l’Evangile.

De même la référence à Dieu — Bush, le 17 mars, termine sa harangue par «bonne nuit, et puisse Dieu continuer à bénir l’Amérique» — omniprésente dans le discours patriotique étasunien n’a pas le sens que nous lui donnons.

Au fil de l’affirmation patriotique, c’est le Dieu de l’Ancien Testament, protecteur d’un peuple élu, mais vengeur et colérique qui s’est affirmé. Ce n’est que depuis le début de la guerre froide, de la lutte contre le matérialisme athée, que Dieu a fait son apparition sur les pièces de monnaie et dans le serment d’allégeance.

De même, pour les Etats-Unis, mosaïque de communautés diverses, comme les références à proprement parler nationales sont rendues impossibles par manque d’unité, c’est le culte du drapeau qui, transcendant les appartenances communautaristes, permet d’affirmer un patriotisme unificateur.

Et si les écoliers doivent faire chaque matin le salut au drapeau, ils le doivent au grand frisson qui parcourut l’Amérique lorsqu’en 1898 elle commit sa première agression internationale en tombant à bras raccourcis sur la colonie espagnole de Cuba (pour sauver les Cubains de la dictature, disait-elle déjà).

C’est dire combien ce patriotisme ressemble aux plus chauvins de nos nationalismes européens dont nous voyons les dernières contorsions dans les Balkans…

Sur le plan économique, les lobbies pétroliers et militaro-industriels qui soutiennent la politique agressive de George W. Bush appartiennent eux aussi au passé.

Non qu’ils ne comptent plus, mais ils correspondent à un mode de développement accouché par la première guerre mondiale et porté à son apogée dans le monde bipolaire de la guerre froide. Or il a depuis de nombreuses années cédé le pas aux pôles de la communications, de l’informatique et autres technologies compatibles avec la mondialisation — à moins qu’elles n’en soient les porteuses.

Ces composantes rétrogrades de la politique bushienne ne font que mettre en évidence le déséquilibre inhérent à la folle croisade d’un clan qui se trouve en réalité en porte-à-faux par rapport à la société qu’il est censé diriger. Cette fuite en avant autoritaire et militaire cache à la fois le désarroi de politiciens placés face à leur incompétence dans un monde qu’ils ne comprennent pas, dont ils n’arrivent pas à interpréter les tendances et la sourde gestation au niveau de la planète d’une société nouvelle dont il est permis d’espérer qu’elle renverra tous ces prédicateurs de mauvais augure dans les temples et les ranches qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Pour l’heure, nous en sommes hélas! réduits à compter les coups en espérant que la guerre ne s’étendra pas. Espoir ô combien fragile tant l’histoire nous enseigne que la guerre (infiniment plus que la paix) séduit en masse les kamikazes de toutes sortes, hommes et femmes prêts à tout quitter pour subir l’épreuve du sang.

De plus, par leur consommation immodérée de la violence, nos sociétés du spectacle ont tellement banalisé la guerre qu’il est à craindre qu’elles soient irrésistiblement attirées à passer du spectacle à la réalité.

Bush n’a pas caché sa volonté de recourir à la propagande médiatique. Notre ennemi direct se cache aujourd’hui dans le petit écran. C’est ce que l’on appelait autrefois le bourrage de crâne, le refuser exige une grande vigilance.