KAPITAL

La Suisse à la conquête de l’espace (2ème partie)

Grâce à son savoir-faire de précision et ses technologies de pointe, la Suisse a su prendre une place décisive sur la scène internationale du spatial. Les milieux économiques, politiques et académiques s’allient aujourd’hui sur de nouveaux défis, à l’instar de l’observation des planètes et le nettoyage de l’espace.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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Avec la collaboration de Laurent Grabet.

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A la recherche de la nouvelle star du spatial suisse

Plus de 22’000 candidats, dont un quart de femmes, ont postulé pour figurer parmi les nouveaux astronautes de l’Agence spatiale européenne (ESA). Un Suisse – ou une Suissesse – réussira-t-il à se faire recruter et à succéder à Claude Nicollier? Le Veveysan l’appelle de ses vœux.

Voilà plus de 40 ans que le pays attend cela. Depuis le recrutement en 1978 de Claude Nicollier, premier Helvète dans l’espace, aucun Suisse n’est parvenu à être engagé comme astronaute. Avec la nouvelle campagne d’engagement lancée par l’ESA en début d’année, cet espoir renaît: 22’000 candidats (dont 24% de femmes), issus des 22 États membres, ont postulé. Leurs dossiers sont actuellement passés au crible et environ 1’500 d’entre eux seront invités à passer au second tour. Le processus se déroulera en six étapes et devrait durer un an et demi. Au final, quatre astronautes de carrière et une vingtaine de réserve seront désignés.

Claude Nicollier, qui a travaillé jusqu’en 2007 pour l’ESA, s’est engagé aux côtés du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation pour encourager les jeunes du pays à participer à cette campagne de recrutement. «Qu’un Suisse, ou si possible une Suissesse, soit choisi par l’ESA pour faire partie des nouveaux astronautes me remplirait de joie. Cette personne pourra représenter, dans ses diverses missions, les valeurs du pays. Cette figure aura aussi un rôle à jouer en Suisse, elle pourra inviter les jeunes à s’intéresser à l’espace et aux métiers du spatial.» L’astronaute vaudois qui a participé à une sortie dans l’espace alors qu’il était à bord de la navette spatiale Discovery, pour une réparation du télescope Hubble, a pu observer ce «facteur de motivation». «Encore aujourd’hui, les cours que je donne à l’EPFL attirent beaucoup d’étudiants car je peux y partager ma passion, au travers des expériences que j’ai vécues, de rendez-vous dans l’espace et de gestion de vol spatial notamment.»

Le rôle d’astronaute suisse permet d’incarner et de stimuler l’excellence helvétique dans le domaine spatial. Celle-ci se traduit pas un riche écosystème d’entreprises, mais aussi par de prestigieuses distinctions dans les sciences spatiales et l’astrophysique. «Il faut rappeler l’obtention récente du prix Nobel de physique par Michel Mayor et Didier Queloz, pour leur découverte de la première exoplanète.»

Les capacités et les traits de personnalité nécessaires pour devenir astronaute ont peu évolué par rapport aux années 1970, selon Claude Nicollier. Un diplôme universitaire en sciences, ingénierie ou médecine est nécessaire, ainsi que trois ans d’expériences dans ce domaine. Il ne faut pas forcément être le meilleur dans sa discipline, mais bénéficier d’une formation «suffisamment riche et étendue», qui permette de développer des compétences dans une autre discipline, si la mission l’exige. Un très bon état de santé constitue aussi un prérequis indispensable. «Les vols spatiaux peuvent être stressants pour l’organisme, notamment pour le système cardio-vasculaire.» Des tests détermineront aussi la stabilité mentale et le profil psychologique de la personne. «Il faut savoir s’exprimer clairement, ne pas avoir un caractère trop dominant ni trop effacé dans un groupe.»

Pour l’astronaute, la capacité d’apprendre d’autres langues ainsi que les compétences interculturelles ont sans doute gagné en importance. «J’ai, pour ma part, et en lien avec les missions qui m’ont été confiées, surtout fréquenté des astronautes américains et des pays voisins de la Suisse, d’abord à Houston aux Etats-Unis, puis à l’ESA en Allemagne. Mais, aujourd’hui, la coopération avec d’autres pays, comme la Chine et la Russie, s’intensifient.»

La Suisse est bien positionnée car elle dispose d’un «réservoir de talents», explique celui qui a coaché quelques dizaines de jeunes ayant déposé leur dossier de candidature. «Sur le plan de la formations technique et scientifique, la Suisse est très bien placée, avec l’EPFL et l’ETH, mais aussi grâce aux universités cantonales. La cohabitation de plusieurs langues sur un même territoire est aussi un avantage sur le plan du multiculturalisme.»

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Base lunaire dans le canton de Berne

«Le grand challenge spatial à venir consiste à retourner sur la lune pour des missions habitées!» Chloé Carrière en est convaincu et espère bien être de l’aventure. L’étudiante en master de management des technologies à l’EPFL préside l’association Space@yourservice, dont l’ambition est de promouvoir les sciences spatiales. En juillet dernier, elle a pris la direction d’une mission d’isolation avec cinq autres étudiants. Pendant 8 jours, ils se sont immergés dans une galerie creusée dans la roche bernoise du «Grimsel Test Site». Le site est habituellement utilisé comme laboratoire par la NAGRA, organisme chargé par la Confédération de gérer les déchets radioactifs.

L’expérience de simulation baptisée «Asclepios» est la première au monde à être entièrement menée par des étudiants. Objectif: «Initier et entrainer des jeunes à l’exploration spatiale, développer une vision plus claire de comment ce retour vers la lune pourrait se mener et réaliser des expériences scientifiques», résume la Française de 23 ans surnommée «Galactic Chloé». L’équipe était pilotée à distance par leurs sept camarades du «Mission control center». Le projet interdisciplinaire a coûté 300’000 francs et a mobilisé une centaine d’étudiants de 18 nationalités sur deux ans et près de 40 lors de sa concrétisation dont des ingénieurs, des psychologues, des nutritionnistes ou encore des biologistes.

Forte de son succès, la mission sera renouvelée à l’été 2022 avec une nouvelle équipe. «Évoluer dans cet univers sans vie reste difficile, explique Chloé Carrière. L’absence de lumière naturelle perturbe la perception du temps et l’humeur. La température y est de 13°C et le taux d’humidité de 90%. Nos astronautes analogues y sont parvenus grâce à nos déshumidificateurs et en cultivant un état d’esprit collaboratif. Ils ont fait des sorties hors de la base dans les combinaisons dédiés à cet effet et ont même dû procéder à une réparation en urgence.» Le célèbre astronaute suisse Claude Nicollier a salué le succès de cette simulation la jugeant intéressante et très réaliste.

«Notre satellite étudie le niveau des mers, principal symptôme du réchauffement climatique»

Pierrik Vuilleumier travaille depuis plus de 30 ans à l’Agence spatiale européenne, aux Pays-Bas. Le Loclois explique l’ambitieux projet qu’il dirige actuellement – Sentinel 6 – et les liens étroits entre la Suisse et l’organisation.

C’est une annonce de stage intitulée «soyez européens!», parue dans le journal de l’EPFL, qui a convaincu Pierrik Vuilleumier de postuler pour l’Agence spatiale européenne (ESA) aux Pays-Bas. Une trentaine d’années plus tard, l’ingénieur originaire du Locle (NE) y travaille toujours. En novembre dernier, il donnait le départ du satellite Sentinel 6 dans l’espace.

Vous dirigez depuis 2015 le projet de satellite de l’ESA Sentinel 6, en quoi cela consiste-il?

Pierrik Vuilleumier: Depuis le centre de l’ESA aux Pays-Bas, je supervise toutes les étapes de conception de Sentinel 6. Un appareil comme celui-ci fait l’objet de tests très poussés, tout au long de son déploiement, du design préliminaire jusqu’à sa mise en orbite. En effet, un satellite envoyé dans l’espace ne se répare pas! Il mène ensuite une vie dédiée à la production de données, qui dure en général cinq à sept ans. Je suis également en charge de la production à l’identique d’un deuxième Sentinel 6, qui sera stocké pour prendre le relais du premier et assurer ainsi une continuité dans la livraison des données.

Quel est le but de cette mission? Qui utilisent les données produites?
Sentinel 6 assure une mesure fondamentale, celle du niveau des mers, qui est un symptôme direct du changement climatique. Par effet de serre, la chaleur n’est pas totalement réémise vers l’espace et reste emmagasinée dans les océans, qui voient leur température augmenter. Leur dilatation thermique et la fonte des glaces (essentiellement dans l’Antarctique et au Groenland) font s’élever le niveau des mers. Ces mesures, sur l’état de la Terre depuis l’espace, font partie du programme Copernicus. Outre ce volet scientifique, le satellite envoie des données plus journalières, sur l’état des mers, comme la hauteur significative des vagues ou la vitesse des vents en surface. Ces données sont analysées et mises à disposition gratuitement par l’Organisation européenne pour l’exploitation des satellites météorologiques (EUMETSAT). Elles servent ensuite à des organismes publics, mais aussi à des grandes entreprises et à des PME du monde entier, qui livrent des produits sophistiqués d’analyses des données aux secteurs du transport, de la pêche, des plateformes offshore, etc.

Des entreprises suisses sont-elles impliquées dans cette aventure scientifique et technologique?
Deux sociétés helvétiques font partie de la trentaine d’entreprises ayant fourni les pièces du satellite: Thales Suisse à Zurich et Apco à Aigle (VD). La participation d’une entreprise à une mission de l’ESA est le résultat d’un appel d’offres. Ses connaissances techniques et sa capacité à répondre au cahier des charges jouent un rôle, tout comme son origine géographique. Le budget de Sentinel 6, de l’ordre de 400 millions d’euros, a été financé par des fonds de la Commission européenne ainsi que des Etats membres de l’ESA et d’EUMETSAT. Une partie de ces fonds doivent «revenir» au pays financeurs, par le biais de contrats industriels.

La collaboration entre l’ESA et la Suisse (qui contribue aux programmes de l’agence pour près de 182 millions de francs) est-elle affectée par la fin des discussions sur l’accord inconstitutionnel avec l’UE?
La Suisse est un pays fondateur de l’ESA. Comme les 22 autres Etats membres, elle participe au budget général de l’agence et aux programmes optionnels qui financent les missions (dont le satellite d’analyse des exoplanètes CHEOPS ou le projet Sentinel-6 par exemple). Toutefois, des convergences importantes entre la Commission européenne et l’ESA existent. La Suisse participe au programme Copernicus grâce à un accord qui devra être renégocié entre la Confédération et l’UE. Si la renégociation de cet accord devait être bloquée (à cause de relations Suisse-UE difficiles, mais aussi en raison de la situation complexe avec le Royaume-Uni depuis le Brexit), la Confédération pourra plus difficilement participer aux nouvelles missions spatiales financées via l’UE. Cette situation pourrait, à terme, pénaliser les entreprises helvétiques actives dans le spatial.

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Retrouvez la première partie du dossier ici.