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«Les victimes du harcèlement n’y sont pour rien»

Le professeur de philosophie français Jean-Pierre Bellon fait partie des précurseurs de la lutte contre le harcèlement scolaire. Il souligne que cette question doit être au cœur des missions de l’école, à l’heure d’une montée en puissance des moqueries lancées via les canaux numériques.

Le harcèlement scolaire est devenu un vrai fléau pour les jeunes. Ce phénomène gagne d’autant en importance avec l’essor des réseaux sociaux. La Suisse n’est pas une exception. La part de jeunes Helvètes ayant été récemment victimes de moqueries ou de menaces a augmenté entre 2015 et 2018, passant respectivement de 11 à 13%, et de 3 à 7%, selon la dernière étude Pisa (le programme international de suivi des acquis des élèves piloté par l’OCDE). Comment les enseignants doivent-ils répondre à cette problématique ? Quels effets le confinement dû à la crise sanitaire a-t-il eu sur les élèves concernés ? Les réponses de Jean-Pierre Bellon, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le sujet.

Comment définir le harcèlement scolaire ?

Jean-Pierre Bellon: Il y a trois aspects qui le caractérisent : la répétition des attaques, la disproportion des forces entre harceleurs et victimes ainsi que l’incapacité de la cible à se défendre par elle-même. Concernant les causes, il y a une divergence historique : certains chercheurs considèrent qu’une part irréductible de la population est agressive par nature, tandis qu’une autre approche, que je défends, part du principe qu’il existe certes des individus nocifs, mais que seuls ils ne feraient pas grand-chose. C’est le groupe qui amplifie le phénomène.

Est-ce qu’il existe un élément déclencheur à une situation de harcèlement ?

Non, le facteur déclenchant a peu d’importance en vérité, tout comme il n’existe pas de profil type de victime. Quelque part, cela revient à renverser le sujet. Il n’y a pas de profil type d’une personne qui subit un accident de la route ou une agression sexuelle. C’est pourquoi la responsabilité des professionnels doit consister à arrêter les choses au commencement, dès que la première rumeur ou moquerie circule à l’égard d’un élève.

La prise de conscience dans les pays francophones à l’égard de ce problème date d’il y a seulement une dizaine d’années. Comment l’expliquer ?

Il y a deux raisons principales. La première résulte d’une posture idéologique. Bon nombre de chercheurs ont longtemps considéré que la violence était forcément la conséquence d’un malaise social ou économique. Ils ne voulaient pas voir qu’il existe une violence strictement scolaire qui ne doit rien aux contextes extérieurs. Le deuxième point tient à la vision de l’école. Dans les pays scandinaves, précurseurs dans la lutte contre le harcèlement, la priorité est donnée de longue date au bien-être de l’enfant à l’école. Dans l’idée qu’un enfant qui se sent bien étudiera bien. L’école française s’est construite sur un tout autre modèle, bien plus disciplinaire, où l’on apprend d’abord et le bien-être vient ensuite. Ces deux éléments ont beaucoup retardé la prise de conscience dans des pays comme la France, la Suisse ou la Belgique, qui ont connu des évolutions similaires.

Comment le phénomène évolue-t-il avec l’âge des élèves ?

Chez les tout-petits, brimades et moqueries changent tout le temps de cible. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il faille parler de harcèlement à ce stade. Les choses se cristallisent à l’adolescence. C’est à ce moment-là que le poids du groupe gagne toujours en importance, que le rôle de la popularité joue à plein. Ensuite cela se calme beaucoup, même si l’on trouve du harcèlement jusque dans les classes du post-obligatoire. Les situations constatées, notamment de cyberharcèlement, y sont souvent très graves, d’une violence inouïe.

En quoi le harcèlement par écrans interposés se distingue-t-il ?

J’ai expertisé récemment une situation de cyberharcèlement dans le cadre d’une procédure judiciaire en Suisse. À cette occasion, j’ai pu une nouvelle fois me rendre compte à quel point le cyberharcèlement désinhibe ceux qui participent aux brimades. Par écrans interposés on s’autorise des choses que l’on ne ferait jamais dans la vie réelle. Il y a une montée en puissance, chacun y allant d’une moquerie ou une vacherie supplémentaires. S’y ajoute le fait que les attaques sont étendues dans l’espace et le temps, après l’école, le week-end ou pendant les vacances. Cela rend les victimes encore plus vulnérables. Une enquête réalisée en 2014 montrait d’ailleurs que le risque suicidaire était multiplié par trois en cas de cyberharcèlement.

Comment les victimes vivent-elles cette situation ?

La plus grande difficulté tient au fait qu’elles intériorisent très vite les choses : « Pourquoi cela m’arrive à moi et pas aux autres ? » Elles se disent spontanément que c’est de leur faute. D’autant plus que l’environnement dit encore trop souvent la même chose. Qu’on le veuille ou non, dire qu’un élève a été harcelé parce qu’il est trop bon ou trop mauvais élève, parce qu’il est trop gros ou trop grand, c’est chercher des causes au harcèlement. On mélange le harcèlement avec la discrimination. Cela va dans le sens des agresseurs. Il faut dire très clairement aux victimes qu’elles n’y sont pour rien, qu’elles se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. La priorité doit consister à déculpabiliser les victimes.

Les résultats de la dernière étude Pisa sur le harcèlement scolaire ne sont pas très flatteurs pour la Suisse. Comment l’expliquer ?

Je serais assez prudent face à ces données. Il faut être sûr de travailler sur les mêmes questions et les mêmes chiffres. D’autant plus que certaines questions de l’enquête Pisa cherchent des raisons au harcèlement, ce qui revient au problème de renversement de la situation que j’ai mentionné plus tôt. La Haute école pédagogique du canton de Vaud a réalisé plusieurs enquêtes très précises qui montrent que la situation suisse n’est pas si catastrophique. Ensuite, je pense qu’il existe une part incompressible de harcèlement qu’on ne supprimera pas. En 1984, la première enquête réalisée par le chercheur Dan Olweous relevait que 10% des élèves étaient concernés. La dernière étude française que nous avons réalisée dans les transports scolaires relevait un taux de 9,3%.

Pour répondre au harcèlement scolaire, vous avez développé la « méthode de la préoccupation partagée ». En quoi consiste-t-elle ?

L’idée est de mettre en place une équipe anti-harcèlement dans chaque école, de manière à ce que tout garçon ou toute fille moqué(e) puisse s’adresser immédiatement à des personnes clairement identifiées, qui puissent leur fournir un soutien, une écoute et une attention bienveillantes. C’est une approche inspirée des travaux du chercheur scandinave Anatol Pikas. Dans de nombreux témoignages que j’ai pu recueillir, les victimes avaient en effet le sentiment qu’on niait ou minimisait les choses, qu’on les laissait dans leur souffrance.

Dans un deuxième temps, l’équipe spécialisée organise des entretiens individuels avec les agresseurs. On les place dans une position de recherche de solutions au problème auquel ils ont participé, mais sans jamais les mettre en cause directement. L’objectif étant de faire partager une préoccupation à ces élèves. Par exemple en leur demandant : « Cet élève ne va pas bien, qu’est-ce que tu peux m’en dire ? » C’est une approche très efficace. Une étude menée en 2018 en région parisienne montre que plus de 80% des situations traitées avec cette méthode trouvent une résolution.

Quels ont été les effets du confinement et de l’école à la maison vécus cette année ?

Il y a trois points que l’on a pu observer. Premièrement, cela a été un intense moment de respiration pour les élèves harcelés, qui se sont rendu compte qu’ils avaient la paix et ne devaient plus aller à l’école avec la peur au ventre. Deuxièmement, cela a aussi été un temps qui a été profitable aux agresseurs, qui n’ont plus été obligés de tenir le sale rôle que les autres leur font jouer. Enfin, je crois que beaucoup de parents ont pu observer que l’école n’était pas ce lieu paisible aux murs blancs où l’on passe du temps pour avancer tous ensemble sur le chemin de la connaissance. Ils ont pu constater en direct que les cours étaient constamment interrompus par les rires, les sonneries de téléphones et toute une série d’événements intempestifs. Voir l’école en vrai doit faire réfléchir.

Peut-on imaginer un jour une école sans harcèlement ?

Non, on peut dire que le phénomène est consubstantiel au contexte scolaire. Le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, publié en 1857, commençait déjà par une scène d’élève ridiculisé devant ses camarades de classe. En revanche, il y a aujourd’hui toujours plus d’écoles dans lesquelles le harcèlement est pris en charge. Je suis résolument optimiste, car j’ai vu la situation évoluer de manière absolument phénoménale ces dix dernières années.

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Biographie

Jean-Pierre Bellon est professeur de philosophie à ESF sciences humaines. Avec son collègue Bertrand Gardette, il fait partie des pionniers de la prévention du harcèlement scolaire en France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont « Harcèlement scolaire : le vaincre c’est possible » et « Harcèlement et cyberharcèlement : une souffrance en réseau ».

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 21).

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