LATITUDES

Comment la Suisse s’est mobilisée contre le virus Ebola

Dans une course effrénée contre la montre, les hôpitaux de Lausanne et de Genève ont joué un rôle décisif dans la lutte contre l’épidémie sévissant en Afrique occidentale. Récit d’une aventure exceptionnelle.

Le virus Ebola a certes disparu des unes des journaux, mais il continue à sévir, notamment en République démocratique du Congo. Deux vaccins sont actuellement utilisés sur le terrain pour endiguer la maladie. La Suisse romande a joué un rôle majeur dans leur développement, malgré un processus entamé dans des conditions particulièrement difficiles.

Nous sommes le mardi 3 septembre 2014: l’épidémie d’Ebola ravage la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie l’épidémie d’«urgence de santé publique de portée mondiale», près de sept mois après l’apparition des premiers cas. Marie-Paule Kieny, alors directrice adjointe de l’OMS, prend le téléphone et appelle Blaise Genton. Médecin tropicaliste, le Vaudois est co-chef du département de formation, recherche et innovation à Unisanté, à Lausanne.

La spécialiste de l’OMS le connaît bien, notamment en raison de son engagement contre la malaria en Afrique. Elle lui demande s’il est disposé à mener d’importants tests de vaccins contre le virus Ebola dans un laps de temps très court. Le professeur contacte son collègue François Spertini, expert en immunologie au CHUV, pour sonder s’il est prêt à faire avec lui, en trois mois, une étude qui normalement exigerait trois ans. C’est le début d’une course contre la montre où collaboreront étroitement l’OMS, le CHUV et les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

Genève-Lausanne, un axe gagnant

Fin 2014, l’Ebola avait déjà causé la mort de plus de 2’000 personnes (voir encadré ci-dessous). «L’opinion publique était touchée par ce qui se passait en Afrique de l’Ouest», se rappelle Blaise Genton. Avec ses collaborateurs, il a aussitôt averti tous les acteurs impliqués – comme la commission d’éthique et les autorités de régulation Swissmedic – dans le développement vaccinal afin qu’ils soient prêts à répondre aux sollicitations. Tout le monde a joué le jeu. «Tout de suite, nous nous sommes retrouvés avec 500 personnes faisant la file, ici en Suisse romande, se portant volontaires pour les tests, ce qui est tout à fait inhabituel.»

Six semaines après le coup de fil de Marie-Paul Kieny, la première injection d’un vaccin avait lieu à Lausanne. «Un tour de force exceptionnel, puisque réunir une équipe de travail, développer les différents protocoles, trouver des volontaires, obtenir les divers feux verts prend généralement deux ans, au minimum», souligne-t-il, ajoutant que la proximité entre Genève et Lausanne a permis de procéder de concert et rapidement.

Car deux vaccins ont été testés. Le premier est canadien. Il s’appelle VSV-ZEBOV. Testé aux HUG, il a été développé par l’Agence de santé publique du Canada et fabriqué par la société pharmaceutique Merck & Co. Le second est italien. Baptisé ChAd3-EBO-Z, il a été mis au point par une société italienne et racheté par GlaxoSmithKline (GSK), puis testé au CHUV. Les efforts de l’établissement vaudois ont d’ailleurs été soulignés récemment par un article du magazine américain Newsweek, classant le CHUV parmi les 10 meilleurs hôpitaux du monde.

«Les deux vaccins possèdent la même plateforme technologique, explique Blaise Genton, mais ils utilisent un vecteur viral différent.» Celui testé au CHUV provient du chimpanzé, alors qu’à Genève, il est issu du virus de la stomatite vésiculaire du bœuf. Les deux vaccins contiennent la même protéine du virus Ebola générant des anticorps qui protègent le sujet vacciné de la maladie. «Nous avons développé en commun le protocole et nous avons ensuite comparé nos résultats.»

La première étape consiste en des études précliniques, menées sur des souris et des lièvres. Ceux-ci doivent survivre et ne pas développer de problèmes majeurs à la suite de l’injection d’une dose 10 à 100 fois plus élevée que celle qui serait administrée à l’humain. «Les animaux ne doivent pas souffrir d’effets secondaires sérieux et ne pas développer de problèmes au niveau de leur progéniture. Cela prend généralement un an ou deux. Lorsque l’on a constaté que les animaux s’en sortaient bien et qu’ils présentaient une réponse immune significative, nous sommes passés au premier test chez l’humain, une étude de phase 1.»

Dans le cadre de cette étude, le vaccin italien a été testé à Lausanne, auprès d’une centaine de personnes. «L’objectif de cette étape était de s’assurer que le vaccin n’entraînait pas d’effets secondaires sérieux», précise le médecin. Le 3 janvier 2015, les deux équipes étaient en possession de leurs premiers résultats: les deux vaccins étaient sûrs et donnaient une excellente réponse immunitaire. Ils ont donc été déployés à la phase 2/3 dans la population cible en Afrique – le vaccin italien au Liberia et le vaccin canadien en Guinée et en Sierra Leone –, pour contrôler la sécurité du vaccin et évaluer leur immunogénicité, c’est-à-dire la capacité de provoquer une réponse immunitaire spécifique.

Succès sur le terrain

Enfin, concernant le vaccin italien, la phase 3, qui permet de voir si le vaccin prévient la maladie dans l’environnement où le virus est présent, éventuellement sur des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, a été conduite au Liberia dès le 15 février 2015. «Il s’agit à ce moment de contrôler non seulement la sécurité, mais aussi l’efficacité du vaccin», dit Blaise Genton. Sur le terrain, les études ont été conduites par diverses institutions: les gouvernements locaux, «très engagés», et les ONG Médecins sans frontières et le National Institute of Health (NIH) américain.

«Il y a d’abord eu quelques petits soucis avec le vaccin canadien, notamment des douleurs articulaires apparues chez certaines personnes, mais après des correctifs, tout est rentré dans l’ordre», indique-t-il. L’épidémie d’Ebola au Liberia s’est éteinte avant que l’efficacité du vaccin italien testé au CHUV ait pu être démontrée. «Ce qui est très bien; cela veut dire que les autres stratégies de prévention pour lutter contre le virus – comme isoler toute personne fébrile et la tester pour Ebola ou ne pas toucher les personnes décédées sans équipement de protection – ont été efficaces», fait-il valoir.

Le vaccin canadien a, quant à lui, été testé lors d’un essai clinique de phase 3 en Guinée et en Sierra Leone. Son administration à plus de 2’000 personnes dans l’optique de prévenir la propagation du virus a permis sa validation. Son efficacité à quasi 100%, s’il est donné suffisamment tôt, a été prouvée, ainsi que son utilité pour protéger le personnel de santé et les contacts des personnes atteintes d’Ebola. «Désormais, nous vaccinons tous les contacts des victimes confirmées ainsi que les contacts des contacts. En somme, des villages entiers, car il existe une chaîne de transmission tertiaire», explique le médecin. Même si la fin de l’épidémie d’Ebola au Liberia n’a pas rendu possible la démonstration de l’efficience du vaccin italien, «il est raisonnable de penser que celui-ci protège également de la maladie, étant donné les similitudes des réponses immunitaires avec le vaccin canadien VSV», affirme-t-il, tout comme l’a souligné la revue scientifique médicale britannique The Lancet.

En République démocratique du Congo (RDC), où Ebola sévit actuellement, le vaccin canadien est utilisé dans le cadre de protocoles de recherche. C’est ce qu’on appelle un «usage compassionnel». Quant au vaccin italien, il est encore en phase de développement pour obtenir un vaccin qui protège contre plusieurs souches du virus Ebola (en plus de la souche Zaire qui a frappé l’Afrique occidentale).

À l’heure actuelle, le cap des 3’000 morts a été franchi dans la dixième épidémie en cours en RDC. Plus de 90% des personnes admissibles ont consenti à la vaccination, affirme Tarik Jasarevic, porte-parole de l’OMS: «Mais l’insécurité, la méfiance de la communauté envers les étrangers, l’instabilité politique et les conflits internes, avec notamment les centres de santé pris pour cibles par les rebelles, font en sorte que toutes les personnes qui devraient être vaccinées ne le sont pas. La RDC est confrontée à l’une des urgences humanitaires les plus complexes au monde.»

Les vaccins mis au point ont coûté cher, de l’ordre des 500 millions de francs. «Mais lorsque nous développons une plateforme technologique pour un vaccin, les informations obtenues servent pour d’autres recherches», fait valoir Blaise Genton. L’OMS a maintenant décidé de partager les doses du vaccin canadien testé à Genève car il a été observé que la réponse immunitaire est aussi bonne avec la moitié de la quantité injectée. Aux personnes très à risque, une demi-dose est administrée et à celles moins à risque, un cinquième de la dose. «Nous avons tous été mobilisés presque 24 heures sur 24, 7 jours 7, pendant ces quelques mois entre la fin 2014 et le début 2015, période d’autant plus stressante qu’il y avait les vacances et Noël, se remémore le médecin. L’expérience a montré que lorsqu’il y a une urgence de santé, une mobilisation rapide et efficace est possible.»

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Un virus contagieux et souvent mortel

Essentiellement présente en Afrique centrale et occidentale, la maladie à virus Ebola est une zoonose – une maladie qui se transmet d’un animal vertébré à l’homme – dont les hôtes naturels sont des chauves-souris. Les primates et certaines antilopes peuvent servir d’hôtes intermédiaires. Les humains s’infectent indirectement par l’ingestion de fruits, de singes ou d’antilopes contaminés, ou par contact avec des chauves-souris et leurs excréments. Le virus se transmet aussi de manière directe par les fluides corporels (sang, vomissements et excréments) d’humains ou d’animaux infectés, vivants ou morts.

La période d’incubation du virus varie de deux à vingt et un jours. La maladie commence par une fièvre élevée, des maux de gorge et de tête, des douleurs musculaires et abdominales, ainsi que des diarrhées et une faiblesse généralisée. L’infection peut dégénérer en une forme sévère accompagnée de saignements et d’une défaillance des organes vitaux (foie, reins, cœur, poumons). Les personnes atteintes sont contagieuses après l’apparition des symptômes et la maladie entraîne la mort dans environ la moitié des cas.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans In Vivo magazine (no 19).

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