LATITUDES

Inès Lamunière, la tour TSR et la densification de Genève

L’architecte genevoise dévoile son projet pour la Télévision suisse romande et livre ses réflexions sur l’avenir urbain de l’Arc lémanique. Rencontre.

A Carouge, dans l’atelier d’architecture qu’elle a créé en 1983 avec Patrick Devanthéry, Inès Lamunière contrôle les maquettes en cours de développement. L’architecte genevoise, qui achève la rénovation de la tour de la Télévision suisse romande, est manifestement passionnée par son métier. Elle n’a aucune peine à transmettre son enthousiasme et ses rêves pour Genève.

La rénovation de la tour de la Télévision Suisse romande (TSR) s’achève prochainement à Genève. Quand les journalistes pourront-ils s’y installer?

Normalement, le chantier sera fini à l’automne prochain et les journalistes prendront possession des lieux début 2010. L’aspect agréable de ce projet est qu’il s’agissait déjà d’une tour. Construite dans les années 1970, elle était remplie d’amiante et est devenue totalement inadaptée à l’activité de la TSR qui a beaucoup changé depuis cette époque. Lors du concours international lancé en 2005, Patrick Devanthéry et moi-même avons donc proposé de ne conserver que la structure en béton du bâtiment et de concevoir autour une nouvelle tour munie d’une nouvelle peau, d’un nouvel habillage.

Concrètement, comment avez-vous réussi à faire une nouvelle tour à partir de l’ancien bâtiment?

L’un des problèmes du bâtiment d’origine était qu’il y avait une sorte de ségrégation des employés selon les étages. Nous avons donc découpé certains plateaux afin de créer trois atriums traversant plusieurs étages. Ces lieux vitrés permettront aux équipes de se rencontrer. Entre les seizièmes et dix-septièmes étages, nous avons également aménagé un grand espace en porte-à-faux sur la ville. Il pourra servir aux activités de relations publiques, mais aussi de studio d’enregistrement mobile. A la façon des studios des grands médias actuels, il offrira en arrière-plan une vue sur l’Arc lémanique en direct, permettant d’impliquer le téléspectateur. Par ailleurs, au niveau énergétique, la nouvelle tour sera conforme aux standards actuels.

Vous avez également beaucoup insisté sur l’aspect extérieur…

Concevoir un bâtiment destiné aux médias a été une aventure passionnante. Son design symbolise, entre autres, la manière dont est pensée l’information. L’ancienne tour, avec ses fenêtres ressemblant à des meurtrières, semblait être une forteresse totalement coupée du monde. Lors de la reconstruction du bâtiment, nous avons utilisé pour la façade 70% de verre et 30% de panneaux en inox poly-miroir. Il résulte de l’usage de parois en verre une certaine transparence du bâtiment, alors que les miroirs en inox reflètent l’image de la ville ou du temps. Nous avons beaucoup discuté de ces effets avec Gilles Marchand, le directeur de la TSR. Il était très intéressé par le fait que la tour ne soit pas toujours la même, qu’elle change d’aspect en fonction du climat de la ville. Bref, qu’il existe une véritable interaction entre elle et la ville.

Le projet de construire des bâtiments de grande hauteur dans le quartier la Praille-Acacias met du temps à démarrer. Est-il encore possible de construire des tours à Genève?

C’est vrai qu’il est difficile de construire des tours à Genève. Dans le cas de la TSR par exemple, je ne sais pas si nous aurions pu construire une nouvelle tour si elle n’avait pas été déjà là…Pour ce qui est de la Praille, j’espère que la construction ne va pas tarder. Cela dépend de plusieurs éléments. D’abord la construction du Ceva, parce qu’une densification de la ville demande des transports performants. Ensuite il y a une question de mentalité et de politique sur laquelle les architectes ne peuvent pas agir.

Le projet du Ceva à Genève reste bloqué alors que, dans le même temps, Lausanne a inauguré son M2…La Cité de Calvin est-elle en retard par rapport à la capitale vaudoise?

Oui, Genève apparaît en retrait. Personnellement, je connais bien Lausanne pour y avoir mené plusieurs projets (ndlr: le siège mondial de Philip Morris International, par exemple). J’ai un plaisir fou à voir la manière dont cette ville a évolué depuis que j’y ai fait mes études! Toute la périphérie a été repensée et adaptée, avec beaucoup d’intelligence. Néanmoins, même à Lausanne il reste difficile d’agir sur le centre-ville, alors que plusieurs projets y sont nécessaires. Le bâtiment du Parlement vaudois, qui a brûlé en 2002, devrait être reconstruit en termes contemporains. Lausanne a besoin de nouvelles constructions symboliques! Le bâtiment sur l’avenue de la Gare au pied de la tour Edipresse, et surtout notre projet pour le nouvel Opéra de Lausanne à l’avenue du Théâtre, sont des projets phares dont le renouveau urbain de Lausanne a un urgent besoin.

Et Genève?

La ville s’est développée davantage que ce que l’on pense! La Plaine de l’Aire est en belle transformation, le quartier Sécheron et celui de l’aéroport également…Par ailleurs, ce qui se fait actuellement dans le quartier des Bains est très bien. Petit à petit, l’ancien site industriel accueille une mixité d’activités très intéressantes. Dans les mêmes bâtiments cohabitent désormais des habitations, des laboratoires de l’Université de Genève (Unige), des bureaux, des espaces pour l’art, etc. Notre projet consiste en une suite d’opérations qui petit à petit régénèrent ce fragment de ville. Cela permet de créer des espaces contemporains insérés dans un quartier vieillot. Toutefois, ces évolutions ne résultent pas d’un vrai élan culturel et urbanistique. Les personnes qui travaillent et vivent dans la ville n’ont pas toujours une vision positive de leur cité et de son aménagement architectural. C’est un peu dommage…

La ville a-t-elle besoin d’un projet ambitieux et consensuel, à l’image du Grand-Paris?

Ce qui se fait actuellement à Paris est positif et surtout nécessaire. Il existe une telle réalité dans les banlieues parisiennes que ce projet est devenu vital. Ici, c’est nettement moins le cas. La vie n’est pas aussi dure et il y a une question d’échelle qu’il ne faut pas oublier: l’Arc lémanique, avec la Savoie, réunit deux millions d’habitants, alors que l’Ile de France en compte douze! On ne peut pas raisonner de la même façon dans deux situations aussi différentes. On voit bien avec l’Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL), par exemple, qu’une petite structure peut être l’une des meilleures universités au monde. A l’échelle de Genève, c’est un peu la même chose: il s’agit d’une petite ville mais, architecturalement parlant, il est possible de faire de nombreuses choses, en gardant toujours en tête cette idée d’échelle. Pour cela, il faudrait avoir une vision d’avenir de la ville, voire de l’Arc lémanique dans son ensemble. Mais cette vision est souvent limitée par une volonté de statu quo. Il faut pourtant accepter de renoncer à certaines choses pour en construire d’autres. La ville doit être considérée comme quelque chose de malléable.

Comment résoudre la crise du logement qui frappe Genève?

C’est simple: il faut construire des logements partout, à la fois sur des nouveaux sites, mais également dans des quartiers anciens. Si on ne bâtit pas rapidement de nouvelles habitations, il y a un risque de perdre la mixité des activités qui fait un espace urbain de qualité. Avant, les salariés internationaux vivaient à côté de personnes à revenus plus modestes. Aujourd’hui, c’est moins le cas. La pénurie de logements entraîne une migration des gens vers les «zones villas» en périphérie de la ville. Dans ce contexte, la rive droite pourrait constituer une sorte de générateur. Il y a là les bases pour intensifier le logement. Vous savez, j’adore la rive droite. Lorsque l’on se rend dans un café, on entend trente langues différentes, ce qui est assez unique. Je suis fière de cette diversité, mais il faut la préserver, en intensifiant le logement, mais aussi en menant une réflexion d’avenir sur la ville qui va au-delà de la simple mixité sociale. Les questions de rentabilité économique, notamment, doivent être prises en compte. Lorsque nous avons surélevé l’Hôtel Cornavin par exemple, l’aspect économique était primordial. Si nous n’avions pas réalisé ces travaux, l’Hôtel serait certainement en difficulté financière du fait d’une masse critique de chambres trop faible.

La ville pourrait également bâtir des écoquartiers…

L’écoquartier est une possibilité, mais cela ne suffit pas! Il y a des endroits où ce n’est pas possible d’en bâtir, et puis, il faut s’enlever de la tête que la nature, c’est le vert. Moi, la campagne en ville, je n’y crois pas! Il faut réfléchir à ce qui fait nature dans la cité. Par exemple, en ville, la lumière vient du haut. Nous pouvons donc réinventer la lumière en ville en jouant sur la réflexion de celle-ci sur l’environnement construit. Nous pouvons réinventer une nouvelle nature urbaine: parcs, bassins miroirs, toitures terrasses… Mais pour que cela se fasse, il faut un consensus. Il faut que l’ensemble des habitants ait un véritable désir de ville.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.