CULTURE

Assister en voyeur à l’acte de création

Depuis quelques jours, les internautes peuvent suivre en direct la conception d’une oeuvre de fiction. L’écrivain Robert Olen Butler, lauréat du prix Pulitzer, se livre à un exercice fascinant.

L’auteur américain Robert Olen Butler est assis devant son ordinateur. Il écrit. Aucun bruit dans la pièce, sinon le crépitement du clavier. Pourtant, Butler n’est pas seul. Une caméra l’observe et des centaines d’yeux épient chacun de ses mots, chacune de ses ratures.

Ceux qui écrivent le savent bien: rien n’est plus gênant que de sentir une présence derrière son épaule pendant que l’on rédige. Butler a pourtant volontairement choisi de se soumettre à ce difficile exercice: jusqu’au 20 novembre, six soirs par semaine, il compose un texte de fiction sous le regard inquisiteur d’une webcam. À chacune des séances, près de 200 internautes sont au rendez-vous pour observer ses techniques d’écriture.

C’est le concept d’immédiateté et de partage de moments intimes qui a séduit Butler. Sur son site, ce vétéran de la guerre du Vietnam et lauréat du prix Pulitzer explique ce qui a motivé ce projet. «La technologie d’internet en est encore à un stade primitif, mais tout est là pour que l’on puisse croire à la naissance d’une toute nouvelle forme d’art, une nouvelle manière d’articuler et de saisir le monde.» Butler, professeur de littérature à la Florida State University, a voulu profiter à fond du médium électronique pour tenter l’expérience de la transparence.

Si l’idée de regarder quelqu’un rédiger pendant deux heures peut sembler d’un ennui mortel pour certains, ceux qui s’intéressent à l’écriture verront éventuellement leur patience récompensée. Butler mène ses séances diffusées sur le Web comme un cours de création littéraire. Il débute la soirée en s’adressant directement à la caméra, comme si les internautes étaient ses étudiants. Son débit est lent et les conseils qu’il donne se répètent d’une séance à l’autre: écrivez tôt le matin, dès le réveil, pour puiser l’inspiration à même l’univers du rêve. Écrivez au moins une heure par jour. Prenez des notes pendant la journée. Relisez votre texte à voix haute.

C’est au moment où Butler cesse de s’adresser à la caméra et se tourne vers son ordinateur que les choses deviennent vraiment intéressantes. L’image diffusée par le logiciel RealVideo devient alors un gros plan de l’écran de l’ordinateur de Butler. On peut donc lire les mots en même temps qu’il les tape sur son clavier. Dans un petit carré inséré en haut de l’image principale, une deuxième caméra montre l’auteur. En bon professeur, il s’interrompt souvent pour se tourner vers la caméra et expliquer certaines décisions créatives. Pourquoi avoir choisi tel mot plutôt qu’un autre? Comment trouver le type de narration qui conviendra au personnage?

Collectionneur de cartes postales, Butler a choisi de s’inspirer d’une vieille image en noir et blanc montrant l’un des tout premiers modèles d’avion. À l’envers de la photo, ces quelques mots, écrits par un inconnu: «Voici Earl Sandt dans son avion, juste avant son écrasement». De là est née l’histoire d’un employé de banque du début du siècle, bon père de famille, qui voit un aviateur s’écraser dans un champ alors qu’il admirait le vol en compagnie de son fils. Butler a transposé ici la fascination américaine – et la peur bien actuelle – des avions.

Difficile de dire si le produit fini sera un bon texte. Butler m’a dit, par courriel, qu’il était très satisfait de sa nouvelle. «Je ne crois pas qu’il y aura une différence entre cette oeuvre et celles que j’ai écrites auparavant, en privé.» Mais la qualité de l’œuvre n’est pas vraiment ce qui compte le plus dans cet exercice.

Le plus important? C’est pouvoir observer Butler alors qu’il choisit un air de Puccini pour le travail d’écriture plus intensif. Le regarder écouter ses notes vocales dictées à une enregistreuse pendant la journée et voir l’impact de ces notes sur les changements apportés au texte. L’écouter lire son texte à voix haute. Le voir constater ses lacunes pour les modifier immédiatement. Pénétrer dans le monde d’un écrivain, comme seul internet peut le permettre.

Ce projet vous intéresse? Pas besoin d’être au rendez-vous à l’heure dite. Chacune des séances d’écriture diffusées en RealVideo est archivée sur le Web, accompagnée de la version du texte à la fin de la soirée. On peut donc suivre l’évolution de l’œuvre depuis ses débuts.

Les écrivains en herbe seront rassurés de constater que certaines tournures de phrase se répètent, et que même un gagnant du Pulitzer peut avoir des tics d’écriture. Peu importe que l’on apprécie ou non le style de Butler. À mesure que les soirées avancent, le processus de création littéraire se démystifie. L’écriture, c’est du talent, bien sûr, mais aussi du travail, pur et simple.

«Cette expérience a été extraordinairement éreintante, mais elle en a vraiment valu la peine», m’a écrit Butler dans son message. «J’ai moi-même appris beaucoup sur mon processus de création. Et si je me fie aux commentaires des internautes, le tout a une grande portée pédagogique, ce qui était mon but premier. Je suis d’ailleurs ouvert à la possibilité de tenter l’expérience à nouveau.»

Butler termine ses séances en répondant aux questions provenant des internautes. «Les métaphores peuvent-elles parfois interrompre le rythme du texte?» demande l’un d’eux. L’écrivain redevient enseignant et le ton se fait à nouveau professoral. Les conseils sont avisés et les enseignements valables. Mais la véritable leçon de création littéraire, celle de l’écrivain au travail, est déjà terminée pour la soirée.

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L’expérience Inside Creative Writing with Robert Olen Butler se poursuit du dimanche au vendredi, jusqu’au 20 novembre 2001.