Avec son intelligence, sa finesse, sa férocité et sa clairvoyance habituelles, le sinologue belge publie un recueil d’essais sur la littérature française. C’est le bouquin du mois, selon moi.
Bonne journée: Montreux a été choisie pour accueillir le seul casino de Suisse romande, Tsahal s’est retirée de la localité cisjordanienne de Beït Rima, Washington exclut d’attaquer l’Irak pour l’instant et je viens de lire «Protée et autres essais» de Simon Leys.
Pour ma part, j’ai toujours vécu le commencement du moindre texte comme un véritable supplice. La première phrase, je l’avoue, me coûte autant que Swissair à la Confédération. Et je compense tant bien que mal le défaut d’inspiration par l’excès de transpiration. Voilà pourquoi il m’arrive de recourir à des procédés. Ecrire par exemple «Bonne journée». Puis énoncer trois banalités sur la journée en question. Et le tour est joué, le pire est passé: je n’ai plus qu’à filer vers le bienheureux point final.
Etant ainsi formaté, vous imaginez que j’ai lu avec la plus vive curiosité les réflexions de Simon Leys sur quelques phrases d’ouverture de romans célèbres. Comment Diderot, Melville, Stendhal ou Kafka, ces monuments devant lesquels je m’agenouille chaque jour, ont-ils affronté l’épineuse et douloureuse question de la première phrase? A première vue, la variété est la règle.
Des débuts flamboyants aux amorces ciselées, des commencements murmurés aux attaques claironnées en passant par le trait d’esprit inaugural (comme celui de Chesterton qui entame «Le Napoléon de Notting Hill» en convoquant «L’espèce humaine à laquelle appartiennent tant de mes lecteurs…»), on s’aperçoit en effet que tout est possible. Et qu’on aurait donc tort de se fatiguer.
«Longtemps je me suis couché de bonne heure…» par exemple: n’est-ce pas sidérant de trivialité? Le prélude à la «Recherche du temps perdu» aurait tout aussi bien pu déboucher sur les mémoires d’un comptable célibataire et neurasthénique.
«Protée et autres essais» de Simon Leys s’ouvre ainsi sur un délicieux vagabondage. Un deuxième essai convainc que «Don Quichotte» est décidément plus malin que son auteur. Un troisième, consacré à Victor Hugo, m’a donné envie de lire «Les travailleurs de la mer» (mais est-ce vraiment une bonne idée?). Et le dernier, intitulé «Protée», s’apparente à ces bilans d’André Gide auxquels se livre volontiers la génération ayant eu à subir son influence jadis rayonnante: peser le pour et le contre du personnage, jauger la part des macérations religieuses et celle des naïvetés politiques, le narcissisme et la pédophilie, et déduire après cela ce qui peut rester de génie littéraire.
Et puis c’est tout, et c’est un peu maigre. Oserais-je m’avouer un brin déçu? Moi qui me jette avec voracité sur chaque nouveau livre de Simon Leys (plaisir trop rare). Moi qui chéris cet auteur chez qui je trouve à la fois le talent d’un Saint-Simon et un côté tempétueux qui me rappelle le Capitaine Haddock. Peut-être parce qu’il est Belge. Et qu’il aime aussi la mer.

Vous ne connaissez pas Simon Leys? C’est une affreuse lacune que je vous somme de combler à la seconde en allant vous procurer ses «Essais sur la Chine»: huit-cents pages d’intelligence mordante, de finesse savante, de férocité réjouissante et de clairvoyance inoxydable, tout cela édité par Robert Laffont, dans la collection «Bouquins», du bonheur à un prix dérisoire…
Ce «Best of » contient le livre qui fit d’emblée la réputation scandaleuse du sinologue Simon Leys. Quand il publia «Les habits neufs du Président Mao», en 1971, le maoïsme agissait encore sur l’opinion occidentale comme un puissant hallucinogène: on allait jusqu’à croire que la grande boucherie de la Révolution culturelle, ouverte de 1967 à 1969, avait quelque chose à voir avec la culture.
Il n’était pas recommandé de froisser les maolâtres qui gouvernaient alors la vie intellectuelle parisienne; Simon Leys l’apprendra à ses dépens. Il aura ainsi effrayé une bonne dizaine d’éditeurs avant d’en trouver un, moins timoré que les autres, qui accepte de publier son deuxième livre: «Ombres chinoises», une évocation de la Chine communiste que l’on déguste encore, près de trente ans plus tard, comme du Flaubert.
Dans ces pages, j’ai aussi déniché la plus exquise citation de ce Président Mao qui se rêvait poète, qui en fut un d’une enflure exécrable si l’on en croit Simon Leys, mais qui savait aussi parler aux tripes de l’homme nouveau: «Camarades, vous devez toujours assumer vos propres responsabilités. Si vous devez chier, chiez! Si vous devez péter, pétez! Ne gardez rien sur l’estomac, vous vous sentirez plus à l’aise!» («Mao Zedong sixiang wan sui», Pékin, 1969) Ainsi s’exprimait le Grand Timonier qui commandait aux vents chinois: on ne se méfie jamais assez des poètes.
La Chine n’aura-t-elle donc jamais fini de surprendre? Cela fait des siècles que l’Europe balance entre sinophilie fiévreuse et accès de sinophobie. Les philosophes des Lumières ont aimé la figure du sage confucéen. Le XIXe siècle a connu la mode des chinoiseries. Et le suivant s’est effrayé du «péril jaune». La Chine fascine l’Occidental. Il la regarde comme un monde à l’envers où l’on écrit de haut en bas et de gauche à droite. Où l’on marque le deuil en portant des vêtements blancs. Où s’est développée une civilisation aussi riche que la sienne, mais dont le mystère n’a cessé de le poursuivre.
«La Chine, écrit Simon Leys, est cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l’Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel.» Et c’est là que s’enracine aussi notre intérêt à le lire.
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Rachid Hema aime les livres. Il collabore régulièrement à Largeur.com et vit à Lausanne, en Suisse.