LATITUDES

«Je suis médecin et je fume»

A l’Hôpital cantonal de Genève, un praticien sur dix fume régulièrement. Se sent-il coupable? A l’occasion de la Journée mondiale sans tabac, je suis allé interroger quelques-uns de ces toubibs qui ne craignent pas la contradiction.

Selon une enquête interne réalisée récemment à l’Hôpital cantonal de Genève, près de 11% des médecins hospitaliers fument régulièrement. Même si ce pourcentage est bien inférieur à celui de la population générale (33 % de fumeurs), il reste relativement élevé et contraste avec la politique résolument anti-tabac menée au Département de l’action sociale et de la santé.

Comme le rappelle le Dr Jean -Paul Humair, membre du groupe «Tabac ou santé» de l’Hôpital, cette politique s’est renforcée au cours des deux dernières années, notamment avec l’extension des zones non-fumeurs sur les lieux de soins et avec l’accroissement des efforts d’information à l’intention du personnel hospitalier.

Autant dire qu’à Genève, il est devenu de plus en plus difficile d’être médecin et de fumer sans vivre dans une sorte de contradiction permanente. Comme le résume le Dr Humair: «Un médecin qui a lui-même un comportement à risque pour la santé (p.ex. tabagisme, abus d’alcool, excès de poids, manque d’exercice) conseille moins souvent, moins bien et moins efficacement ses patients au sujet de ce même comportement à risque.»

Un médecin qui fume est-il donc un mauvais exemple pour ses patients? Les praticiens fumeurs sont partagés sur la question. Médecin généraliste, Danièle*, 37 ans, estime que tous les practiciens peuvent et doivent faire de la prévention. «Même en étant fumeuse, j’explique à mes patients les risques liés à la cigarette.» Pour elle, les cas de conscience se posent surtout lorsqu’un patient demande spécifiquement une prise en charge anti-tabac. «On me l’a demandé plusieurs fois et j’ai refusé. Cela me semble éthiquement incorrect. Je ne serais pas cohérente avec moi-même.»

Gérard*, quant à lui, travaille en médecine d’urgence. A 50 ans, il fume un paquet par jour sans éprouver de sentiment de culpabilité. «Ce sont plutôt les autres qui me le font sentir, dit-il. C’est pourquoi j’évite de fumer devant eux, autant par politesse que par respect de leur confort.»

Toutefois, Gérard ne pense pas que son tabagisme fasse de lui un médecin moins crédible. «Je ne vois pas en quoi le fait de fumer m’empêcherait de bien soigner les gens. Si un patient requiert mes soins, je ferai tout pour l’aider, au mieux de mes compétences. C’est mon métier. Le tabac n’a rien à voir là-dedans. D’autant qu’en raison des conditions particulières de travail dans le service des urgences – avec le stress, les gardes de nuit -, le taux de fumeurs y est supérieur à celui des autres services.»

Il semblerait même qu’une expérience tabagique puisse constituer un avantage dans certains cas: lorsque le médecin est lui-même un ancien fumeur. Ainsi, Richard*, 37 ans, généraliste dans une permanence genevoise, a arrêté de fumer il y a trois mois après avoir suivi un traitement de sevrage. «Depuis, j’ai suivi trois patients pour arrêt du tabac, donc deux avec succès. J’ai pu leur donnermon exemple.» Ce que confirme le Dr Humair: «Les médecins ex-fumeurs sont peut être plus efficaces que les non-fumeurs pour les traitements anti-tabac. Comme ils sont aussi passés par là, ils savent souvent mieux de quoi ils parlent.»

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*Les médecins cités dans cet article ont préféré s’exprimer anonymement. Leurs prénoms sont fictifs.