La guerre s’étend en Macédoine. Dans la région de Tetovo, où deux civils ont été abattus jeudi, de nombreux habitants parlent le schwyzertütsch. Je me souviens…
Le saviez-vous? C’est un peu la Suisse qui souffre, à Tetovo. Les artisans, les politiciens et les entrepreneurs de la plus grande ville albanophone de Macédoine nous ont côtoyé durant 15 ou 20 ans et revendiquent une éducation helvétique. Ecole des chantiers plutôt que collèges privés de la côte lémanique, mais éducation helvétique tout de même. Ils en ont retenu deux leçons utiles pour la guerre qui s’amorce: le culte de l’efficacité et le besoin qu’ont les minorités d’être respectées.
Prenez le maire de Tetovo. Quand j’y suis passé, il y a deux ans, c’était Alajdin Demiri, un ancien barman au cabaret de la Belle Epoque à Lausanne. A peine élu dans sa ville natale qu’il purgeait deux ans de prison pour avoir voulu accrocher un drapeau albanais à sa mairie, comme c’était le cas à l’époque yougoslave. Je l’avais croisé discrètement, lors d’un congé de prison.
«La Suisse a résolu de manière magnifique les antagonismes d’un Etat multiethnique, disait-il. Chez vous, il n’y a pas de minorités. Tout le monde est égal. Nous avons traduit votre Constitution pour tenter de comprendre la recette et nous sommes convaincus que l’avenir de la Macédoine réside dans une décentralisation et un fédéralisme de type helvétique.»
L’autre jour sur Euronews, j’ai vu des chars macédoniens dans les rues de Poroj, un village à 10 kilomètres de Tetovo. Et cela m’a fait mal au cœur. C’est le plus suisse des villages balkaniques. A partir de 1963, parce qu’ils avaient moins de chances que les Slaves de réussir au pays de Tito, les hommes du village se sont tous dirigés vers la Thurgovie, sur les traces d’un pionnier qui avait trouvé une place de jardinier à Wil.
Durant leurs années sur les chantiers helvétiques, ceux de Poroj ont économisé jusqu’au moindre centime pour construire leur maison et leur village. Ils ont pavé les rues, installé de l’éclairage public et même fleuri les balcons à la manière de la Suisse primitive. Leurs villas rappellent furieusement celles des bords du lac de Constance. Même le café, sur la place, n’a rien à envier au buffet de la gare de Frauenfeld.
«I bi retour xi», disaient-ils tous, en schwyzertütsch. Ils étaient rentrés définitivement, avec du capital et du savoir-faire. De quoi lancer une centaine de restaurants, d’entreprises et d’usines, toutes propres et efficaces sur le modèle suisse, faisant de la province albanophone défavorisée la région la plus dynamique des Balkans. Les saisonniers étaient devenus patrons! De leur côté, leurs compatriotes slaves de Skopje, de Bitola ou de Prilep avaient bien de la peine à s’ébrouer des années de léthargie communiste.
Je me souviens d’Alush, le meilleur ferblantier de Tetovo. «J’ai adoré la Suisse, disait-il, mon travail, mon chef, tout. C’était mon université». Pour preuve, le voilà qui montrait ses outils, impeccablement rangés par ordre de grandeur au dessus de l’établi, leur silhouette dessinée à la peinture sur le panneau de bois. «Je trouve toujours mes outils alors que mon frère ne cesse de perdre les siens». La Suisse, c’était cela. Et aussi le dessin d’une lucarne jusqu’alors inconnue en Macédoine et dont il équipait toutes les maisons de la ville ainsi que les chalets (modèle suisse) de la station de ski de Poposhapka, au dessus de Tetovo.
Euronews a montré des images de rebelles albanais dans la montagne, je suis certain d’avoir reconnu l’entrée de Poposhapka.
Faton était le gérant de l’excellent restaurant «Hammam» en face de la Migros (!) de Tetovo, où l’on mangeait les meilleures pâtes des Balkans. Il a piqué la méthode et les recettes à l’auberge du Cheval-Blanc de Chêne-Bourg, dont il a tenu la plonge durant cinq ans. C’est lui qui m’avait présenté les trois frères Kazimi de la laiterie Säntis (!) de Poroj. Ils revenaient de Kreuzlingen avec des machines rachetées à un paysan thurgovien victime de la politique agricole fédérale.
Les trois frères produisaient chaque jour 13 tonnes de lait, de fromage et un excellent yoghourt. Sur leurs camions qui livraient les meilleures boutiques de la capitale, on pouvait lire: «Laiterie Säntis, qualité suisse».
Sur le moment, j’avais eu honte de la manière dont la Suisse les avait reçus. Cette manière de les faire travailler sans vraiment les considérer, de les payer sans leur donner le droit de faire venir leur famille. Par politesse, ils feignaient tous d’avoir oublié que leur amour pour la Suisse était à sens unique.
Un seul m’avait dit avoir souffert du mépris des Suisses: Shefki Idrizi, le directeur de l’usine de plâtre Renova, entre Tetovo et Poroj. C’était sans doute le plus entreprenant des «retour xi». A peine arrivé de Romanshorn, où il fut plâtrier durant 20 ans, il avait monté une entreprise d’au moins quarante employés. En deux ans, ses bénéfices additionnés à ses économies suisses se montaient à trois millions de francs, soit la moitié de la somme nécessaire pour construire une usine de fabrication de plâtre et de crépi, la seule de tous le sud des Balkans. Il espérait trouver l’autre moitié, en nature ou en espèce, chez ses anciens partons suisses de Gypsunion: ils n’ont même pas répondu à ses fax. Il est retourné sur place: ils ne l’ont pas reçu.
C’était au milieu des années 90 en Suisse, une période de stagnation. Les patrons de la Gypsunion préféraient la faillite plutôt que de se lancer dans une aventure où il faudrait faire jeu égal avec le Yougo qu’ils payaient 9 francs de l’heure (au début). Finalement, c’était un Autrichien qui avait investi et s’en frottait les mains: le cahier de commandes était plein pour plusieurs années, avec le Kosovo à reconstruire.
Tout s’est passé comme si les saisonniers avaient cessé d’exister sitôt qu’ils étaient sortis de Suisse. Plus aucun n’obtenait de visa, même pour retourner acheter les machines dont il avait besoin. Et demandez-leur combien d’amis Suisses sont venus les voir à Tetovo: aucun. Du coup, je me demande si la Suisse n’avait pas pu, en s’engageant plus aux côtés de ceux qui l’aimaient et la connaissaient si bien, les aider à trouver une autre issue que la guerre pour leur revendication de minorité.
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Serge Michel vit à Téhéran (Iran). Il collabore régulièrement à Largeur.com.