TECHNOPHILE

Emile Zola chez les esclaves du Net

Un best-seller américain raconte la face cachée de la Nouvelle économie, les histoires de «ceux qui n’ont jamais réussi à faire du fric et qui probablement n’en feront jamais». Interview d’un de ses auteurs, Bill Lessard.

Dans le milieu du Net, tout le monde en a entendu parler. L’ouvrage est pourtant plus proche des romans de Zola que des success stories de la Silicon Valley racontées par Wired ou Fortune. Du bas au haut de l’échelle, Bill Lessard et Steve Baldwin dressent un portrait cynique et franchement déprimant de ces centaines d’employés de startups dont l’humeur suit la courbe du Nasdaq. «Ça peut paraître caricatural, mais nous voulions décrire le meilleur du pire», explique Bill Lessard, co-auteur, 35 ans (soit 970 années en âge internet) lors d’une interview qu’il a accordée à Largeur.com à New York.

Largeur.com: Pourquoi ce livre?

Bill Lessard: En 1998, j’ai été victime d’une nouvelle restructuration. Je venais de me faire virer pour la septième fois en sept ans, après avoir travaillé pour Prodigy, Time Inc et même au département informatique de l’UBS, mon dernier vrai job. A 30 ans, je me sentais aussi lessivé qu’un mec de 50. J’ai eu envie de faire quelque chose de plus créatif. Et c’est finalement Steve, mon co-auteur, qui a eu le premier l’idée d’écrire un livre sur des gens comme nous, qui n’ont jamais réussi à se faire du fric dans l’industrie du Net et qui probablement n’y parviendront jamais.

Comment expliquez-vous les revers de fortune des compagnies internet?

Les signes d’avertissement ont été ignorés. La plupart de ces compagnies sont nées par appât du gain et non par envie réelle de monter un nouvelle entreprise. L’attitude des dirigeants consistait souvent à monter dans le train, entrer en bourse, faire tourner la boîte un an et puis vendre les actions. Mais il a suffit que l’analyste vedette de Merryl Lynch, Henry Blodget, exige que ces entreprises deviennent profitables pour les déstabiliser et déclencher la chute du Nasdaq.

Pensez-vous que cette première génération d’entrepreneurs a détruit l’économie du Net?

Le démarrage de cette économie s’inscrit dans l’histoire des spéculations comme la ruée vers l’or ou le boom pétrolier à la fin du 19e siècle. L’exemple de la construction du chemin de fer aux Etats-Unis est le plus parlant. En 1845, le véritable boom, et deux ans plus tard, les faillites. Mais l’infrastructure est demeurée et elle a changé durablement l’économie américaine. Idem aujourd’hui avec l’internet. Pendant une génération entière, nous avons été considérés comme une bande d’iconoclastes, mais nous avons créé une nouvelle infrastructure qui est là pour durer malgré les difficiles ajustements que connaît le secteur.

Il y a encore six mois c’était plutôt agréable d’avoir un job dans le Net.

En fait, nous avons connu la même euphorie que pendant les années 60. Une bande de potes se rencontraient et se disaient «Hé les mecs, formons un groupe de rock, vendons un disque et devenons millionnaires». Dans les années 90 c’est devenu «Hé les mecs, créons une startup, entrons en bourse et devenons milliardaires». Il y avait une attitude rock’n’roll dans l’internet. Et les fondateurs d’entreprises se prenaient pour des rock stars.

N’êtes-vous pas jaloux de leur succès?

Oui et non: les médias ont aimé raconter l’aventure de ces gamins de 20 ans qui ont monté leur startup dans un garage et sont devenus millionnaires en six mois. Ils oublient aussi de dire que c’était souvent des gosses de riches financés par leurs parents.

Comment expliquez-vous que ces «esclaves du Net» aient accepté des conditions de travail aussi draconniennes?

Parce qu’ils se considéraient comme des entrepreneurs, pas comme des travailleurs. Et il y avait surtout cette mentalité de pionnier. Les stock options ont été utilisées comme une carotte pour les motiver. Et puis, ces compagnies ont réussi à créer des ambiances de famille.

Votre site Netslaves.com vous rapporte-t-il de l’argent?

(Rires) J’aimerais bien. Netslaves, c’est encore cette invention bizarre au fonds la cave. Nous aimerions la transformer en une affaire qui roule. Je ne désespère pas.

Votre livre vous a tout de même permis de vous faire remarquer?

Oui. Le livre a été très remarqué et traduit en huit langues. Et notre maison d’édition, Random House, nous a fait signer un contrat pour un deuxième bouquin.

De quoi parlera-t-il?

Nous avons envie de psychanaliser le Net. De le coucher sur un canapé. Et de raconter son histoire avec une grille de lecture qui empruntera autant à la psychologie qu’à la culture pop. Quelque chose comme «le chien de Pavlov découvre internet».

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Propos recueillis par Maria Pia Mascaro à New York. Dessin d’Alexia de Burgos.

«Netslaves , True Tales Of Working The Web», chez McGraw-Hill.