LATITUDES

Au restaurant Blindekuh, le noir vous va si bien

A Zurich, nous avons testé cet établissement où les mets sont servis dans l’obscurité la plus totale. Il connaît un succès fou. Son avenir passe par Expo.02 et par un projet de filiale en Suisse romande.

Cet endroit est en passe de devenir l’un des plus trendy de Zurich. Tout le monde en parle, tout le monde aimerait s’y rendre. Au moins une fois. La curiosité est d’autant plus aiguisée qu’on ne peut pas y aller simplement comme ça. Les samedis soirs sont déjà réservés jusqu’en juin et les vendredis soirs jusqu’en avril. Bref, il n’y a qu’à midi qu’on a encore une chance d’y trouver des places.

Qu’est-ce qui fait ainsi courir les foules? Un restaurant où l’on mange à l’aveugle. Soit dans le noir le plus parfait. Où l’on est servi par des aveugles ou des personnes mal voyantes. Cet endroit s’appelle la Blindekuh, ce qui signifie littéralement la «vache aveugle». En allemand, Blindekuh, c’est aussi le nom du jeu pour enfants colin-maillard.

Depuis l’ouverture en septembre 1999, le succès de ce restaurant unique au monde ne se dément pas. Il a même largement dépassé les frontières. En décembre dernier s’y sont croisés les envoyés spéciaux du Wall Street Journal, de Libération, d’une radio japonaise, de divers quotidiens indiens. Parmi d’autres. Heureux, le directeur commercial de l’entreprise est en même temps inquiet. «Nous sommes victimes de notre succès, dit Adrian Schaffner. La situation n’est plus saine. Nous devons refuser trop de clients ou leur demander d’attendre trop longtemps.»

Alors, cet ancien chef du personnel de différents hôtels dont le Beau-Rivage de Genève rêve d’expansions, de filiales à l’étranger. Les demandes d’ailleurs sont nombreuses, venant de Toronto ou de Munich. Le nom, Blindekuh (volontairement écrit en un mot), a été déposé. L’avenir proche se jouera à Morat, sur l’arteplage dessiné par Jean Nouvel. Durant toute la durée d’Expo.02, une Blindekuh y sera ouverte, conçue en forme d’exposition et de bar. L’idée a tout de suite été retenue parmi les projets officiels de l’Exposition nationale et jouit d’une bonne assise financière (Helvetia Patria Assurances est son principal sponsor).

Les origines de cette success-story remontent au début de l’année 1998, lorsque débarque à Zurich une exposition déjà fameuse en Europe, «Dialogue dans le noir». Soit un parcours organisé dans l’obscurité totale que l’on est amené à suivre, guidé par un aveugle, en se fiant à ses différents sens – sauf la vue (l’ayant vécue au Festival d’Avignon en été 1993, je me souviens bien de cette expérience, aussi forte que la relation avec le guide est intense).

A Zurich, donc, l’exposition est présentée au Museum für Gestaltung. Comme dans toutes les villes où elle est accueillie, les guides et les tenanciers du bar qui clôt le parcours sont recrutés sur place. Parmi eux, Jürg Spielmann, pasteur évangélique de profession. Agé aujourd’hui de 37 ans, il a perdu la vue lorsqu’il n’en avait que 4 et demi, à la suite d’un choc. Aucun souvenir d’image visuelle ne lui est resté. «J’ai trouvé l’idée de ce dialogue dans le noir passionnante, raconte-t-il. Parce que les rôles entre voyants et non-voyants y sont inversés et parce que cette exposition offre de l’emploi aux aveugles. Je pense que l’expérimentation de ce parcours change l’appréhension que l’on peut avoir du monde et des aveugles, les voyants les regardent ensuite avec d’autres yeux.»

Son enthousiasme est tel qu’il décide, avec trois autres personnes, d’ouvrir un restaurant sur ce même principe. Grâce à ses relations professionnelles, il trouve rapidement un lieu: une chapelle méthodiste située au cœur du quartier Jugendstil de Seefeld. «Nous avions le choix entre une boucherie et une chapelle, commente-t-il. La seconde possibilité, qui exprime l’idée de rencontre et porte en soi le sens des valeurs, nous a semblé plus appropriée que la boucherie.» Quant au nom, Blindekuh, il associe le restaurant avec le jeu, évoque quelque chose de gai pour rappeler que «penser aux aveugles n’est pas forcément triste». Les fonds de départ sont trouvés auprès d’Associations pour aveugles, de mécènes et de sponsors, dont la chaîne de grands magasins Manor.

Sur les 17 employés de la Blindekuh, douze sont aveugles ou mal voyants. Le chef cuisinier bien sûr est voyant, il soigne une cuisine très tendance à Zurich, mélange de plats exotiques et traditionnels, la triple offre quotidienne proposant une viande, un poisson et un plat végétarien. Le choix de son menu se fait à l’entrée, qui est encore éclairée – comme le sont les toilettes. Dès que l’on quitte ce lieu – le seul où l’on peut fumer -, on pénètre dans une salle plongée dans un noir profond, pouvant accueillir 60 personnes.

Pour simplifier les relations, les clients appellent leur serveur ou leur serveuse par leur prénom – ils sont totalement dépendants d’eux. Eux portent des grelots, leur permettant de s’entendre de loin et d’éviter les collisions. Ma serveuse s’appelle Erika, elle a choisi de travailler ici – alors qu’elle n’avait jamais exercé ce métier – parce qu’elle aime les contacts humains. Et parce qu’elle est en train de devenir aveugle. La Blindekuh lui permet de s’habituer à l’obscurité.

Manger dans le noir total permet évidemment de tester son habileté, l’acuité de son goût, celle de son ouïe – on cherche à deviner comment sont les personnes qui nous entourent et combien elles peuvent être. Cela engage également à une relation différente avec ses partenaires de table. On parle sans doute beaucoup plus qu’à l’habitude pour chasser les silences lors desquels on a l’impression que l’autre est happé par le noir.

Mais, à la Blindekuh, on ne fait pas que manger et parler. On peut également assister à des concerts et à des spectacles de cabaret. Certains soirs, le restaurant se transforme en café-philo. En mars commencera une nouvelle manifestation, celle des Blind Mondays (for special guests). Lors de ces Blind Dates, les participants, qui peuvent venir seuls ou accompagnés comme il est précisé, sont invités à entrer en contact et à se découvrir dans une ambiance incitative, agrémentée de chansons des années 40 et 50. Affaire à suivre.

La Blindekuh de Morat, elle, ne sera pas conçue comme un restaurant mais comme une exposition inspirée de «Dialogue dans le noir», où les visiteurs seront guidés par des aveugles. Pour son fonctionnement, Jürg Spielmann pense engager de 40 à 50 personnes aveugles ou mal voyantes parlant plusieurs langues et en provenance des différentes régions de la Suisse. Le recrutement aura lieu au printemps prochain.

«Après l’Expo.02 et grâce à l’expérience engrangée, nous espérons ouvrir une Blindekuh en Suisse romande, ajoute Jürg Spielmann. Si les associations d’aveugles romandes se sont d’abord montrées réticentes – parce que l’initiative vient de Zurich -, elles ont maintenant accepté de collaborer. Nous avons également l’accord du Tessin. Afin de continuer à répandre notre idée, nous avons créé une Fondation, la Blind-Licht (lumière aveugle).» La success-story de la Blindekuh n’en est qu’à ses débuts.

——-
Restaurant Blindekuh, Mühlebachstrasse 148, Zurich. Réservation indispensable.
Tél. (+41 1) 421 50 50.
E-mail: info@blindekuh.ch

Renseignements pour les Blind Mondays: Kulturbüro Blindekuh, Gabriella Staub.
Tél. (+41 1) 383 04 56

A voir également: Le goût du noir, chaque dimanche à 17h35 sur La Cinquième. Gérard Miller y reçoit deux invités filmés dans le noir par des caméras à infrarouge.