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Dans Moscou où n’importe qui est poète

Quand avez-vous entendu, pour la dernière fois, quelqu’un déclamer un poème? A Moscou, la chose n’a rien d’exceptionnel. Les Russes rimaillent à tort et à travers. Explications

Volodia exerce la très diffuse profession de collaborateur personnel d’un député de la douma moscovite – le parlement de la capitale -, ce qui consiste en gros à se trouver partout où il faut au bon moment, avec toujours des tonnes de projets mégalomanes dans la musette, et pas un sou en poche pour les réaliser. Ce soir-là Volodia est en visite chez des amis, qui habitent un petit deux pièces en banlieue.

Il souffle, la nuit est déjà tombée et pourtant cinq personnes s’agglutinent sur le minuscule balcon. Pour fumer.

Devant ses amis Volodia sort son agenda, fouille, cherche, tourne les pages avant de s’écrier: «Voilà, j’ai trouvé» et commence une psalmodie saccadée. On l’écoute sans un mot, les yeux perdus dans le vague, malgré le vent qui glace les os.

Ce n’est pas son emploi du temps que Volodia énumère, ni la liste de ses dernières conquêtes. Non, tout simplement il récite un poème, son dernier poème. Il en écrit un par jour, il est poète, comme des milliers et des milliers d’autres russes.

Sa femme qui s’occupe d’un élevage de barzoï, se présente toujours d’abord comme poétesse et non comme dresseuse de chiens. Cette pratique effrénée de la rime, tous les poètes russes vous le diront, tire sa source dans les malheurs qui se sont abattus sur les gens de ce pays au 20ème siècle: «Qui n’a pas perdu tragiquement un père, un frère, une femme, une sœur? explique Volodia. Il est important de pouvoir rendre publique sa douleur, simplement pour pouvoir continuer à vivre, et c’était impossible dans la société communiste. La poésie a donc servi d’exutoire.»

Avec, à la fin des années 50, l’émergence d’un sous-genre qui allait devenir majeur: les chansons de bardes. Là aussi, difficile de trouver un russe qui ne possède pas une guitare, interprétant ses propres rengaines ou celles des bardes les plus fameux – les Galitch, Okoudjava, Vissotski, Vyborg, Dolski, Dolina et tant d’autres -, considérés comme des poètes à part entière. Et c’est en pleine nature souvent, en forêt, qu’on se récite ou se chante parmi ses douleurs.

Volodia raconte que dans les années 60, certaines professions favorisaient particulièrement la tenue d’«excursions poétiques»: les géologues et les archéologues, par exemple, profitaient de leurs expéditions de plusieurs mois dans la Russie profonde pour engager comme assistants la plupart de leurs amis: «On partait tous avec nos guitares sur le dos, et c’était une occasion unique d’échapper à la grisaille et à la routine de la vie citadine socialiste» se souvient Volodia.

On écrit sur tout et sur rien, même si, reconnaît Volodia, «le 90% de la production s’avère d’ordre lyrique». Ce qui n’empêche pas chacun d’exercer sa muse à chaud. Notre rimailleur comme tant d’autres, n’a pas hésité par exemple à évoquer dans ses strophes le drame du Koursk:

«L’eau – pas de pierre et pas de chemin dans sa profondeur, rien que l’obscurité et le silence / tous les soucis et tous les doutes dans l’abîme sont suspendus au bout d’un rêve / et de la ceinture en cuir de cette aide envoyée trop tard / le calme ne quittera plus les consciences dorénavant / dans le mouvement et le glissement muet de ce désert.»

Et quand on dit qu’en Russie n’importe qui est poète, il s’agit vraiment de n’importe qui. Le «Moscow Times» évoquait il y a quelques temps le cas du colonel Vassili Stavitski, qui n’est autre que le directeur des relations publiques du FSB, autrement dit de l’ancien KGB: «Les étoiles sur nos épaules sont pour nos femmes et nos fiancées / les balles dans nos ceintures sont nos croix à porter», écrit par exemple Stavitski, auteur d’une dizaine de recueils de poèmes.

Mais c’est le «Russki Journal» qui avait révélé le penchant de l’ancien président Eltsine pour le haïku à la russe: «La neige recouvre la cabane jusqu’au toit, la tempête gémit, le bois craque dans le feu. La vapeur sur la soupe, je m’en souviens moins souvent, il me semble que je cherchais une fleur de prunier dans cette vallée.»

Selon Dmitri Kouzmin, un éditeur spécialisé, une telle rage à pratiquer la poésie s’explique «par le système d’éducation russe: tous les écoliers entre 5 et 15 ans doivent apprendre par cœur des kilomètres et des kilomètres de vers de Pouckhine, Lermontov, Blok, etc, mais en général personne ne leur explique qu’il s’agit d’un art difficile. Chacun pense qu’il suffit de s’asseoir à sa table».