CULTURE

Dialecte et clichés suisses pour l’événement culturel de l’année

C’est avec un spectacle en dialecte que l’extraordinaire Christoph Marthaler a inauguré jeudi à Zurich le meilleur instrument théâtral d’Europe. Les caricatures ont la vie dure.

Enseigner l’anglais avant le français dans les classes: la décision des autorités zurichoises est au centre de toutes les conversations, comme s’il s’agissait d’une offense faite aux Romands, un drame historique. Mais je ne vois pas en quoi les petits Suisses communiqueraient plus mal entre eux s’ils pouvaient enfin prononcer la langue de Shakespeare sans trop l’écorcher.

Non, le vrai problème, dans notre petite Helvétie si plurielle, est ailleurs. Il est du côté du dialecte parlé par nos voisins alémaniques. Certes, c’est leur langue et cela impose le plus grand respect. Mais pourquoi apprendre encore aujourd’hui le Hochdeutsch dans un souci de cohésion nationale si cela ne nous aide pas, une foi passée la barrière de rösti, à comprendre Radio 24, à regarder sur la SF DRS le feuilleton «Lüthi & Blanc» et l’émission Big Brother sur TV3?

Jusqu’à présent, au moins, cela permettait d’aller au théâtre. Mais voilà que le spectacle le plus attendu de la saison, le plus médiatisé par la presse d’ici et d’ailleurs, s’est donné en dialecte!

Ce choix n’a inspiré que peu de commentaires aux chroniqueurs zurichois. Mais il a déchaîné la colère des autres, en inspirant des réflexions qui pourraient nourrir notre débat sur les langues.

Cette première tant attendue est celle donnée par Christoph Marthaler, un natif de Zurich devenu une star sur les scènes germanophones. Après avoir passé dix ans entre Berlin, Vienne, Salzbourg et Hambourg, il revient au pays où il a été nommé directeur du Schauspielhaus. Et où il a l’honneur de pouvoir inaugurer un vaste centre culturel situé dans le quartier industriel et trendy, le 5, un centre qui se veut être le meilleur instrument théâtral d’Europe.

Là, il peut utiliser trois salles de spectacles, autant de répétitions, des ateliers de décors, costumes et masques tout en ayant toujours à sa disposition la vieille salle du Schauspielhaus – fermée jusqu’en janvier pour cause de travaux.

Ses premiers grands spectacles, Marthaler les avait créés à Bâle dans les années 80. A cette époque, il avait développé un style à nul autre pareil, créant des Liederabende, soit des soirées musicales ayant pour thème la Suisse.

Marthaler était musicien avant de devenir metteur en scène. Un peu à la façon de Jérôme Deschamps – qu’il invite d’ailleurs au cours de sa saison -, il a inventé des spectacles qu’il écrit lui-même, qui mettent en scène des personnages de la Suisse profonde croqués avec un humour grinçant. Les seuls moments de grâce, de respiration d’âme, sont offerts par les chants patriotiques ou folkloriques entonnés en choeur, sur scène, par ces petites gens fières de leurs origines. Quittant la Suisse, Marthaler avait livré un dernier opus intitulé «Pro Helvetia». C’était en 1993.

Parti en Allemagne, il a laissé tomber la «matière suisse» pour créer des spectacles parlant de l’Allemagne, dont «Stunde Null» et «Murx den Europäern», alternant ces spectacles par lui écrits avec des mises en scène de classiques (Ödon von Horvath, Tchekhov) et d’opéras.

De retour, célèbre, à Zurich, il avait prévenu qu’il ouvrirait sa saison avec un nouveau Liederabend consacré à la Suisse. Mais il n’avait jamais dit qu’il le concocterait en dialecte – un choix énervant, mais qui n’est pas dépourvu de logique.

Certes, il y a des phrases en Hochdeutsch, en français, en anglais, en espagnol et en romanche (pas en italien), mais la majorité de ces presque trois heures de Schweizerabend intitulé «Hotel Angst» («Hôtel de la peur») est parlée et chantée en schwyzerdütsch. Le profane ne peut que deviner ce qui est dit, repérant les mots de «Neutralität», «Europa», mais perdant tout le sel des mots d’esprit, des tournures typiques et expressions locales.

Comme on l’a dit, cela a une logique. Marthaler ne veut pas parler de la Suisse, mais d’une certaine Suisse: la plus centrale, montagnarde, repliée sur elle-même, fière de ses valeurs, tellement fière qu’elle pense qu’elle n’a rien à (ap)prendre de l’Europe. Aux autres de venir vers elle, en se pliant à ses exigences.

Montrant des Alémaniques butés plus vrais que nature, il est normal qu’ils parlent dans leur langue – la langue de Goethe sonnerait très étrange dans leur bouche. Enfin, l’effet produit est réaliste. On parle d’une Suisse qui pratique l’exclusion, qui ne va pas vers l’étranger: il est donc juste, du point de vue de l’effet dramaturgique, que tous ceux qui ne pratiquent pas le dialecte se sentent exclus (il n’y a pas de surtitres, le programme est laconique).

On éprouve exactement le même sentiment dans un bistrot planté à Kerns ou à Müselbach. Soit. Mais cela reste un concept. Face à une oeuvre d’art, qui n’est pas que conceptuelle, le spectateur souhaite rentrer en communication.

On aboutit donc à un paradoxe: Marthaler dénonce une Suisse de l’exclusion en pratiquant l’exclusion. Du coup, la star de nos stars théâtrales se ferme à un public national et international, crée un spectacle très cher qui ne pourra pas être exporté et s’enferme, au final, dans le provincialisme alors qu’il inaugure le plus grand centre théâtral d’Europe.

Cela lui vaut une critique aussi ironique que méchante dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, gentiment intitulée «Râclements de larynx». Pour une première dont on voulait être aussi fier, c’est presque un auto-goal. Mais ce n’est pas le seul problème.

Si le spectacle est brillamment orchestré dans un espace splendide dessiné par Anna Viebrock (laquelle s’est inspirée d’un hôtel décati, style années 50, existant à Adelboden), il n’en est pas moins caricatural.

Marthaler a repris nombre d’éléments de ses premiers Schweizerabende pour continuer à enfoncer le clou. A montrer une Suisse peuplée de vieillards qui dorment, se dopent aux épices Maggi, entonnent des Lieder, se déchaînent contre tout: l’Europe, les étrangers, les femmes, et revendiquent leur neutralité armée.

Cette Suisse caricaturale, on l’a suffisamment dénoncée chez nous, comme à l’étranger. On la connaît, elle existe. Mais la Suisse est aujourd’hui bien plus complexe et contrastée – surtout à Zurich, ville d’avant-garde sur un plan européen. Pourquoi ne pas parler de ces contrastes, qui seraient une matière théâtrale neuve? Les seuls éléments de modernité introduits par Marthaler sont Mister Schweiz et les show de Télé 24 – là aussi, on reste dans la caricature.

A l’Expo.02, le metteur en scène orchestrera la «Journée du 1er août». Espérons qu’il prenne en compte une Suisse plus pointue et abandonne un combat qui semble, dix ans après son départ, d’arrière-garde.

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«Hotel Angst», Schiffbauhalle, Zurich, jusqu’au 28 octobre.
Tél. +41 (0)1/265.58.58