CULTURE

«O Brother» des Coen Brothers: une odyssée américaine

Qu’aller voir au cinéma cette semaine? Alain Perroux recommande «O Brother» des frères Coen. Un film vaguement cousin de «Nurse Betty», sorti en septembre.

Méfiez-vous des bandes-annonces. Celle d’«O Brother», dernière production des frères Coen, est véritablement dissuasive. Elle laisse penser que le film est une pantalonnade en simili-western… Ce qu’il n’est pas tout à fait.

Certains vous expliqueront qu’il s’agit en réalité d’une transposition de «L’Odyssée» d’Homère dans l’Amérique d’après la crise de 29. On se rapproche. Il faut dire que les réalisateurs eux-mêmes annoncent la couleur en affichant les premiers vers de l’illustre poème avant le début du film. Mais qui s’attendrait à un démarcage rigoureux de l’épopée antique sera déçu.

Dans cette odyssée de trois forçats évadés, le héros Ulysse (George Clooney) rencontrera effectivement un borgne en guise de cyclope, trois lavandières bien roulées (et bien rouées) dans le rôle des perverses sirènes avant de retrouver sa farouche moitié qui lui tient lieu de Pénélope (Holly Hunter).

Pour le reste, on ne cherchera pas de liens plus précis avec l’original homérique. Mais on trouvera autre chose: une forme de conte sarcastique, d’errance sans fin dans l’immensité bucolique et écrasée de chaleur du Mississippi où nos trois lascars croisent les personnages les plus improbables, découvrent des maisons de disques perdues dans la cambrouse, tombent nez à nez sur des chrétiens baptistes ou des membres du Ku Klux Klan.

Chaque personnage ou groupe rencontré est caractérisé par son chant. Dis moi ce que tu fredonnes, je te dirai qui tu es. Le premier plan nous montre ainsi des forçats noirs en train de casser des cailloux, rappelant l’origine du mot «rock’n’roll».

Toutes les chansons qui suivront, hymnes baptistes, rengaines country, tubes de crooner ou impro jazzy sont de semblables déclinaisons d’une Amérique qui puise son identité dans sa création musicale. Le film les inventorie, les parcourt, effectuant sa propre «odyssée» à travers la culture populaire des Etats Unis.

Mais ce regard posé sur l’héritage musical américain n’est pas sans ironie. Car il se double d’un regard politique. Parallèlement à la fuite sans fin de nos trois larrons, le film raconte une campagne électorale en vue de l’élection du gouverneur de l’Etat du Mississippi. Et comment les candidats de droite comme de gauche en viennent à instrumentaliser le succès d’une chanson populaire.

Sous ses abords de farce facétieuse, dans le débordement constant (des dialogues, du scénario, du jeu des acteurs) propre aux frères Coen, «O Brother» emporte le spectateur comme un voyage hilarant dans l’espace et l’histoire.

Sur un registre tout autre, c’est bien aussi une «odyssée» que raconte «Nurse Betty». Cette aimable comédie de Neil LaBute, primée à Cannes pour son scénario, possède elle aussi plus d’intérêt que sa bande annonce ne le donne à penser.

Betty (la radieuse Renee Zellweger) est une serveuse que tout le monde adore et qui a un faible pour un personnage de sitcom. A la suite d’un traumatisme, elle décide d’aller retrouver ce beau Docteur Ravell. Elle quitte donc son Kansas natal pour gagner la ville des Anges, fuyant une douloureuse réalité.

On a reproché à ce film de mêler une intrigue de thriller (deux trafiquants de drogues poursuivent Betty) à sa trame sitcomesque. Mais c’est pour montrer comment le monde fantasmatique de Betty déteint sur son entourage, comment le rêve factice (et finalement décevant) laisse apparaître les failles de l’être humain et ses riches paradoxes: les tueurs mis aux trousses de Betty (l’épatant Morgan Freeman et l’étonnant Chris Rock) se transforment en cours de route, ils oublient leur détermination première et se laissent aller à une forme de romantisme irrationnel, comme si la poursuite était une manière d’aller à la rencontre de l’autre, et le «road movie» à travers les Etats Unis une manière de voyage initiatique. De la réalité terre à terre du Kansas jusqu’à l’usine à rêve de Californie.

Vous allez me dire que je me livre une fois de plus à l’exercice vain (bien que jouissif) de la surinterprétation gratuite. Je vous rétorquerai que le film lui-même suggère sa portée symbolique. Avec, il est vrai, une telle légèreté de touche que le détail échappe à beaucoup (mais pas à mon amie Katya, ni aux Inrockuptibles): à l’instar d’«O Brother», vague transposition de l’Odyssée, «Nurse Betty» est un décalque lointain du «Magicien d’Oz». Tous deux racontent le voyage d’une jeune fille quittant une réalité oppressante pour un lieu imaginaire.

Un des personnages du film met le doigt sur cette analogie: au moment où Betty lui explique son excitation de quitter pour la première fois son Kansas natal, la tenancière de saloon s’exclame: «Je pourrais vous appeler Dorothy!»

Quelques plans auparavant, la caméra s’est fixée quelques secondes sur le visage de Betty méditant sa décision de changer de vie, les yeux dans le vague, couchée sur son lit, avec, au premier plan, un mobile comprenant un arc-en-ciel. Le plan suivant nous montre Betty sur les routes, passée «over the rainbow»…