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Helmut Kohl: «De la crise actuelle naîtra une armée européenne!»

«Il n’y a aucune raison d’être pessimiste», déclarait l’ancien chancelier allemand lors d’un débat télévisé. Le malheur kosovar peut-il conduire à une accélération de la construction européenne en matière de défense et de politique étrangère?

Etonnante prise de position de Helmut Kohl, jeudi 29 avril, lors d’un débat organisé par la Télévision suisse italienne. Alors que le monde politique européen (sans parler des observateurs!) se désole du peu de résultats des frappes aériennes de l’OTAN en Yougoslavie, l’ancien chancelier allemand a pris carrément le contre-pied: «Il n’y a aucune raison d’être pessimiste», disait-il en faisant remarquer que l’Europe était aujourd’hui capable, malgré ses sensibilités différentes, de prendre une telle décision et de s’y tenir.

Le téléspectateur, stupéfait, put même entendre l’ancien chancelier, pourtant peu suspect d’antiaméricanisme, déplorer la persistance de la dépendance européenne par rapport aux Etats-Unis en matière de défense. «Mais je suis sûr que dans dix ans, nous aurons une armée européenne!», ajouta-t-il en cherchant l’approbation de Flavio Cotti et d’André Fontaine, l’ancien directeur du quotidien Le Monde, qui participaient au débat.

Pour bien marquer sa conviction, Kohl rappela à ses interlocuteurs qu’en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, s’il avait annoncé l’entrée en vigueur d’une monnaie unique européenne dans les dix ans, on l’aurait fait passer pour fou et enfermé dans le premier asile venu!

A prendre le temps d’y réfléchir un peu, la position de Helmut Kohl est loin d’être sotte, et il se pourrait bien que le malheur kosovar conduise à une forte accélération de la construction européenne en matière de défense et de politique étrangère. Quitte à faire sombrer dans le ridicule Romano Prodi, le président élu de la Commission de Bruxelles qui, à peine désigné, osait déclarer que son quinquennat serait voué à la construction de l’Europe culturelle, maintenant que l’Europe économique et sociale est sur des rails solides. Comme si la culture était la carence majeure de l’Europe d’aujourd’hui…

Pour comprendre Helmut Kohl, un petit retour en arrière est nécessaire. Si pendant les années 80, il s’est montré un partisan résolu de l’OTAN, c’est parce que l’alliance américaine était indispensable face au bloc soviétique, dans un monde bipolaire maintenu en équilibre par un impressionnant arsenal nucléaire. La disparition de l’URSS a complètement bouleversé ces rapports de force en décomplexant les puissances secondaires, Europe, Chine et Japon.

L’Europe n’a pas su réagir au début de la crise yougoslave en 1991, surtout parce qu’elle n’avait pas encore pris pleinement conscience de cette autonomie retrouvée. Ce qui n’est plus du tout le cas de la nouvelle génération sociale-démocrate arrivée au pouvoir ces dernières années – après la fin de la guerre de Bosnie – dans tous les grands pays de l’Union européenne, sauf l’Espagne.

Dans ce contexte, l’intervention militaire contre Milosevic prend un dimension politique déterminante. D’autant plus que c’est la première fois depuis la seconde guerre mondiale que des troupes allemandes (après un demi-siècle de pénitence pour cause de nazisme, ce qui donne au passage une échelle pour la construction de la démocratie dans les Balkans) interviennent au niveau international.

Cela signifie que l’Union européenne est désormais contrainte d’affronter la question militaire, et pour la résoudre, elle devra franchir de nombreux obstacles: mise à l’écart de la tutelle américaine, investissements financiers importants, création d’un exécutif fort et responsable devant un parlement.

En gros, il s’agira de passer de l’état de confédération formelle à celui d’une fédération assez centralisée. Une opération de ce genre est extrêmement difficile et peut susciter de violentes réactions: un tel enjeu provoqua des guerres civiles dans les deux confédérations qui au siècle passé jouèrent la carte centralisatrice. La guerre du Sonderbund en Suisse en 1847 et la guerre de Sécession aux Etats-Unis entre 1861 et 1865.

Le lien entre ce processus et l’exil des habitants du Kosovo n’est pas évident, et pourtant, il est fondamental.

La guerre du Kosovo est la quatrième guerre déclenchée en huit ans par Slobodan Milosevic après celles contre la Slovénie, la Croatie et la Bosnie. Si l’Occident n’avait pas entrepris de réagir avec la vigueur que l’on voit dans le ciel de Belgrade, Milosevic aurait poursuivi son projet en démantelant la Macédoine, pièce géopolitique centrale de l’échiquier balkanique.

Donc, et c’est terrible à dire: intervention de l’OTAN ou pas, la population du Kosovo n’aurait pas échappé à l’exode. Aujourd’hui, cette population garde une grande chance de retourner dans les villages dont elle a été chassée.

Mais ce que les Occidentaux n’avaient pas prévu en jetant l’OTAN à l’assaut du régime de Milosevic, c’est que l’Europe découvrirait dans les faits son autonomie retrouvée, et que tout à coup, la tutelle américaine apparaîtrait dans toute son indécence.

Cela signifie non seulement que l’Union européenne sera contrainte de trouver une solution pour pacifier les Balkans après la chute inéluctable de Milosevic, mais qu’elle devra aussi se doter d’une armée et d’une diplomatie communes.

C’est ce qui réjouit si fort l’ancien chancelier Kohl.

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Gérard Delaloye est historien et journaliste.