LATITUDES

Tout est bon dans l’ADN

Autrefois considérées comme inutiles, des régions du génome humain semblent en réalité jouer un rôle primordial dans l’apparition de certaines pathologies.

T, C, G, ATGTATCGGTAA… ainsi s’égrène le génome humain, longue liste de 3,2 milliards de nucléotides, ces lettres chimiques qui le composent. Notre «livre de la vie», en quelque sorte, que des milliers de scientifiques à travers le monde tentent d’interpréter. Si l’on connaît déjà les fonctions et dysfonctionnements de nombreux gènes, une zone sombre de notre génome commence seulement à dévoiler ses secrets: l’ADN «poubelle» («junk DNA» en anglais), baptisé ainsi depuis les années 1960, car il semblait ne jouer aucun rôle.

C’est en 2003, suite au premier séquençage du génome humain, que s’engage un débat sur la réelle fonction de l’ADN poubelle. Ce projet monumental de plus d’une décennie révèle que seuls 2% de notre matériel génétique sont occupés par des gènes. Si le reste de notre génome apparaît de prime abord comme une vaste étendue dépourvue de sens, les chercheurs durent se raviser lorsqu’ils découvrirent des séquences en réalité primordiales dans l’ADN poubelle. «Nous savons aujourd’hui que plusieurs de ces régions influencent le fonctionnement des cellules, des maladies ou notre comportement. Et nous en découvrons sans cesse de nouvelles», raconte Ana Marques, professeure assistante à la Faculté de biologie et médecine de l’UNIL.

Avec l’aide de nouvelles techniques de séquençage plus rapides et abordables, le monde scientifique se pencha donc sur la soupe aux 3 milliards de lettres de l’ADN poubelle. Les découvertes qui découlèrent de ces tentatives de décryptage «ont changé la façon dont on pense le génome», ajoute Ana Marques.

Lire, traduire et exécuter

Au surnom d’ADN poubelle, les scientifiques qui l’étudient aujourd’hui préfèrent le terme d’ADN «non codant», «qui est plus précis et plus juste», clarifie Philipp Bucher, chef d’un groupe de recherche en génomique computationnelle à l’EPFL. Un terme dont la définition s’oppose à celle de l’ADN dit codant, c’est-à-dire qui contient les instructions nécessaires à la production des protéines — des molécules variées essentielles au fonctionnement des cellules (voir encadré ci-dessous).

Le rôle de l’ADN non codant, bien que plus flou que celui de son confrère, n’est pas sans importance. C’est par exemple l’ADN non codant qui permet de comprendre une des révélations surprenantes du séquençage du génome humain: le fait que l’être humain possède le même nombre de gènes que le «Caenorhabditis elegans», un petit vers transparent de 1 millimètre.

Un chef d’orchestre indispensable

«Nos cellules contiennent toutes la même information génétique, mais celle-ci n’est pas exécutée partout de la même façon», indique Ana Marques. C’est grâce à un système de régulation très précise que les 37 billions de cellules de notre corps peuvent chacune remplir un rôle spécifique, comme celui de neurone ou de cellule immunitaire. Et c’est ainsi que, suivant leur orchestration, 20’000 gènes peuvent définir un vers ou un organisme plus complexe tel l’être humain.

C’est là que l’ADN non codant entre en scène: il joue un rôle majeur dans la régulation des gènes et, par ce biais, dans notre physiologie et notre santé. «Nous savons aujourd’hui que de nombreuses maladies complexes sont liées à des variations dans l’ADN non codant, souligne Ana Marques. C’est un domaine de recherche très prometteur: élucider son fonctionnement va nous permettre de comprendre des maladies qui nous laissaient perplexes jusqu’à présent.»

Philipp Bucher fait également preuve d’enthousiasme: «Lorsque nous aurons décrypté l’ADN non codant, nous pourrons prédire la part des variations entre individus — comme la taille — qui sont dues à des différences dans leur code génétique.» Mais pourtant le processus de déchiffrage s’avère ardu, et les ARN non codants dont on connaît les fonctions sont encore rares: «On ignore s’ils ont tous une fonction, ou si certains — ou même la majorité — ne sont finalement que du bruit de fond généré par la machinerie cellulaire», détaille Ana Marques.

Fouiller dans l’ADN poubelle

Pour identifier les séquences intéressantes dans l’amas de données du génome humain, les chercheurs utilisent des techniques variées, allant de l’infor­matique au travail en laboratoire. En comparant des génomes animaux, ils peuvent isoler les séquences restées identiques chez différentes espèces. «Lorsqu’une séquence est fonctionnelle, elle a de meilleures chances d’être conservée pendant le cours de l’évolution sans être altérée», explique Ana Marques.

D’autre part, comparer les génomes de patients à ceux de la population moyenne permet d’identifier des séquences potentiellement liées à leurs maladies. Une fois une région sélectionnée, l’étape suivante est d’en rechercher la fonction, par exemple en observant les effets de sa suppression dans des cellules in vitro ou dans des souris.

«Le défi est que nous ignorons le code qui régit les ARN non codants. Nous cherchons donc à l’élucider», annonce Ana Marques. Alors que les protéines suivent un code simple de trois lettres, qui une fois déchiffré permit facilement de retrouver les gènes correspondants, l’affaire est moins sûre pour les explorateurs de l’ADN poubelle: «Il existe en fait de nombreux types d’ARN non codants, avec potentiellement chacun un code différent. La clé du décryptage sera probablement de cesser de les considérer comme un groupe uniforme. Mais il se pourrait aussi que nous ne trouvions aucun code.»

Malgré cette incertitude, les chercheurs persévèrent à avancer dans la lecture, lettre par lettre, du génome humain. Dans l’espoir, un jour, de mieux comprendre et de mieux soigner.
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ENCADRE

De l’ADN à la protéine
L’ADN codant contient l’information nécessaire à la production des protéines, qui est transmise par le biais d’une molécule intermédiaire: l’ARN messager (ou codant). L’ADN non codant est lui aussi souvent transcrit en ARN, mais cet ARN n’est pas impliqué dans la fabrication des protéines. Si ses fonctions sont encore méconnues, on sait aujourd’hui qu’il influence certaines maladies et le fonctionnement des cellules.
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FAITS SURPRENANTS SUR LE GENOME

Des cousins plus ou moins éloignés
Le séquençage des génomes est un outil précieux pour analyser nos liens de parenté avec le règne du vivant. L’être humain partage par exemple plus de 95% de son ADN avec le chimpanzé, son parent le plus proche. La mouche ou le poulet possèdent des séquences équivalentes à 60% des gènes humains codants pour des protéines. Parmi les invertébrés — qui incluent entre autres les pieuvres, les crabes et les insectes — l’humain se rapproche le plus du botrylle étoilé, un animal marin de 3 millimètres vivant en colonies.

Toujours plus, toujours mieux?
Si la complexité des êtres vivants corrèle souvent avec la taille de leur génome, il existe des exceptions surprenantes à cette règle. Titulaire du record du plus long génome, le Polychaos dubium — un organisme microscopique — possède 200 fois plus d’ADN que l’Homme! La proportion d’ADN codant ou non pour des protéines varie également entre les espèces: le génome de la plante carnivore Utricularia gibba ne contient que 3% d’ADN non codant, contre 98% chez l’Homme.

Tous pareils, tous différents?
En moyenne, le génome de deux êtres humains choisis au hasard est identique à 99,5%. Nos traits individuels — comme la couleur de nos yeux — sont inscrits dans les 15 millions de nucléotides restants. Une variation d’un seul nucléotide peut avoir un effet considérable, comme dans le cas de la bêta-thalassémie, une maladie héréditaire liée à une mutation dans le gène de l’hémoglobine.

Des kilomètres d’ADN par heure
Mises bout à bout, toutes les séquences d’ADN contenues dans une cellule humaine formeraient une chaîne de 2 mètres de long. Le corps humain est une véritable usine à matériel génétique: chaque minute, un million de kilomètres d’ADN est recopié par les centaines de millions de cellules qui se divisent dans sa moelle épinière.
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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 9).

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