LATITUDES

L’identité de plus en plus chiffrée

Du poids à l’humeur en passant par le rythme cardiaque, la mesure permanente de soi se généralise et se partage. Effet de mode ou changement profond?

L’Américain Chris Dancy vit littéralement dans une bulle de capteurs: plus de 500 dispositifs mesurent chaque minute de sa vie. De la qualité de l’air qu’il respire à sa fréquence cardiaque en passant par le dernier titre écouté sur sa chaîne, du nombre de mails reçus au détail de ses déplacements à la seconde et au mètre près, il mesure tout. Même son chien, géolocalisé en permanence, n’y échappe pas… Caricature, coup de pub? Autoproclamé «homme le plus connecté du monde», Chris Dancy, 46 ans, pousse à l’extrême une logique de mesure de soi (ou «quantified self») que la démocratisation des moyens technologiques ne cesse de faciliter.

A l’heure où n’importe quel smartphone moderne compte chacun de nos pas sans nous demander notre avis, plus rien n’échappe aux capteurs: «Techniquement, il n’existe plus de limites à ce qu’on peut mesurer, que ce soit automatiquement ou manuellement, explique Yann Bocchi, professeur d’informatique de gestion et spécialiste de l’internet des objets à la HES-SO Valais-Wallis HEG. Tout peut s’imaginer.»

Et tout s’imagine: des bracelets de fitness à l’Apple Watch jusqu’aux… couches pour bébés. Les modèles de Pixie Scientific alertent les parents lorsqu’il est temps de changer leur enfant et surveillent au passage le bon fonctionnement des reins du petit dernier. Le «quantified self» génère désormais un bouillonnement d’initiatives parfois loufoques, du WC connecté japonais Satis à la brosse à dents Kolibree, qui contrôle la qualité du brossage.

Des innovations prometteuses pour les sportifs et les malades

Qui s’observe donc ainsi, par capteurs interposés? Avant tout, les sportifs: la mesure de la performance a en effet toujours été associée à l’exercice physique. Rien d’étonnant à ce que coureurs, cyclistes et nageurs soient la première cible des entreprises de la high-tech: leurs outils se calquent sur des pratiques préexistantes et font exploser les usages. «Il ne s’agit pas tant d’un changement de nature que d’un changement d’échelle», confirme Camille Gicquel, auteure avec Pierre Guyot des Apprentis sorciers du moi. Ce qui est nouveau, c’est la facilité: chacun peut se monitorer sans aide extérieure.»

Autre secteur concerné, la santé. Au-delà de la myriade d’applications dédiées à la nutrition ou au bien-être, le «quantified self» intéresse les médecins et les soignants. Pour eux, la collecte à distance de données biométriques ouvre d’immenses perspectives. «Les hôpitaux utilisent depuis longtemps des outils destinés à capter des données, mais la miniaturisation permet aux malades de ne plus se rendre à l’hôpital ou d’en sortir plus vite, en étant suivis à distance», explique Yann Bocchi. Dans ce secteur, il existe une grande différence entre les outils ou des applications grand public et ceux des professionnels, dont la qualité de mesure n’a rien à voir: «Un cardiofréquencemètre de 50’000 francs est bien plus précis qu’une montre connectée à 100 francs», observe Henning Mueller, responsable de l’unité eHealth au sein de la HES-SO Valais-Wallis HEG. Idem pour la lentille connectée développée par Sensimed, une ancienne start-up de l’EPFL. En mesurant les pressions à l’intérieur de l’œil, elle permet aujourd’hui aux ophtalmologues de détecter des glaucomes. Demain, elle devrait permettre de prédire leur apparition plusieurs mois, sinon plusieurs années à l’avance.

Du côté des chercheurs, on voit surtout dans cet afflux de données une opportunité considérable: la possibilité de recueillir des informations individuelles traitées ensuite de manière collective. Croisées et interprétées, rendues anonymes, elles offrent aux soignants une foule d’indicateurs statistiques précieux. «Les études se multiplient dans tous les domaines pour trouver de nouvelles corrélations, améliorer les traitements, anticiper les accidents cardiaques, les crises d’épilepsie ou les accidents vasculaires cérébraux», explique Henning Mueller. Les projections les plus récentes indiquent même qu’on pourra à l’avenir ne pas se limiter à accumuler et corréler des données médicales personnelles, mais s’en servir pour construire un modèle informatique de soi. Cette simulation fonctionnelle permettrait par exemple de prédire de manière dynamique la réaction aux traitements.

Raconter sa vie en chiffres

Cette tendance à se surveiller serait-elle le symptôme d’une évolution des identités? «Se mesurer n’a rien de nouveau en soi», tempère Anne-Sylvie Pharabod, ethnologue pour les Orange Labs, qui observe que ces pratiques s’inscrivent rarement dans la durée. Les statistiques lui donnent raison: une étude de l’Institut CSS Insight a montré que 40% des utilisateurs abandonnent leurs outils après six mois. Les balances connectées et les traqueurs GPS serviraient davantage à établir un diagnostic qu’à engager un réel changement de comportement.

Quelles sont les motivations de ces utilisateurs qui ne se limitent pas à tenir le journal numérique de leur existence mais les partagent en partie sur les réseaux sociaux? «Je ne crois pas qu’il faille y voir une quête d’approbation ou de l’égocentrisme, avance Anne-Sophie Pharabod. C’est frappant chez les coureurs qui cessent très rapidement de diffuser ces informations sur les grandes plateformes comme Facebook pour se tourner vers des sites spécialisés où ils se retrouvent entre pairs.» Partager ses mesures personnelles relèverait plutôt d’une nouvelle forme de mise en récit du soi, à en croire Camille Gicquel: «On se met à utiliser des chiffres pour raconter sa vie comme on s’est mis à utiliser les statuts Facebook, puis les photos sur Instagram.» Au-delà du jugement social ou moral, existe-t-il un risque de dérive du quantified self? «Le problème commence lorsque la mesure n’est plus un choix», estime Camille Gicquel. Et c’est déjà le cas: Samsung installe par défaut son application S-Health sur ses smartphones. Apple prévoit d’intégrer des capteurs biométriques dans ses écouteurs, certains fabricants de vélos embarquent d’entrée un certain nombre de capteurs dans les guidons de leur machine… En matière de mesure, le consentement n’est donc de loin pas toujours explicite.
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ENCADRE

Le patient digital, cette personne si unique

La médecine se personnalise de plus en plus. Pour concrétiser cette volonté, des chercheurs ont développé un dossier-patient individuel.

«La personnalisation médicale prend de plus en plus d’importance, constate Michael Schumacher, professeur à l’Institut informatique de gestion de la HES-SO Valais-Wallis HEG et responsable du projet eHealth. Elle émane de la volonté du patient. Lorsqu’il cherche des informations concernant sa maladie sur internet, c’est souvent pour pouvoir mieux discuter avec son thérapeute. Un dialogue sur des forums ou des réseaux sociaux spécialisés comme Patientslikeme.com offre même la possibilité d’entrer en contact avec des gens souffrant de la même maladie, de partager des informations et de se soutenir psychologiquement.» Avec son unité de recherche eHealth, Michael Schumacher souhaite mettre en place un dossier-patient digital, sur lequel pourra se baser une médecine personnalisée. Médecins généralistes, spécialistes, ou infirmières d’un service hospitalier: chaque professionnel de la santé collecte des données concernant un même patient.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 10).

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