KAPITAL

Les nouvelles frontières de la robotique japonaise

Face à la montée en puissance de ses voisins asiatiques sur le marché des robots, le Japon veut se renforcer sur trois axes: l’automation industrielle bien sûr, mais aussi les domaines émergents de la robotique médicale et sociale. L’Archipel saura-t-il maintenir son leadership?

Le Japon a-t-il besoin d’une «révolution robotique»? C’est en ces termes que le Ministère de l’économie a encouragé en février dernier les acteurs-clés du secteur à réagir face à une érosion préoccupante de leurs parts de marché. Dans le domaine de l’automation, l’Archipel demeure le numéro 1 mondial tant par ses volumes de vente que par le nombre de ses robots opérationnels. Selon un rapport du Mitsubishi Research Institute (MRI), les entreprises japonaises comptaient en 2014 pour quelque 60% des 9,5 milliards de dollars que représente le marché global de la robotique industrielle.

Cette suprématie, néanmoins, est aujourd’hui remise en question par la croissance régulière des producteurs européens et la montée en puissance d’autres pays asiatiques. La part du Japon sur l’échiquier des ventes mondiales s’élevait à 78% en 2004, contre 84% en 1994, toujours selon le MRI.

La Chine, en particulier, affiche ses ambitions en matière d’équipement robotique. Selon les projections de la Fédération internationale de robotique (IFR), le parc chinois de robots industriels en service passera devant celui de l’Archipel en 2016, avec environ 330’000 unités contre 299’000. En 2004, les achats de la République populaire représentaient seulement 4’000 pièces. Reste que, parmi les quatre entreprises leaders qui se partagent 70% du marché international, deux sont japonaises, Fanuc et Yaskawa (en plus de l’allemand Kuka et du suisse ABB). Kawasaki Heavy, juste derrière, complète le trio de tête nippon. Les producteurs chinois, eux, ne représentent pour l’instant que 5% du marché. Mais la situation évolue vite, et d’autres concurrents (la Corée du Sud, les Etats-Unis) sont entrés dans la course.

«Depuis 2010, il y a effectivement une stagnation très nette au niveau du nombre de robots et des volumes de vente au Japon», confirme Takayoshi Kitada, chef de projet au MRI en charge de la stratégie industrielle. Cette tendance à la baisse va-t-elle mettre un terme au leadership japonais? Pour Tom Green, rédacteur en chef de «Robotics Business Review», la réponse est non. Outre qu’il s’agit d’une «question de survie nationale», référence au vieillissement très rapide de la population et à la contraction du nombre de personnes actives qui en découle, l’avantage comparatif du Japon se situe au niveau de la propriété intellectuelle.

«Les Chinois vont continuer à devoir acheter énormément de pièces aux Japonais parce que ces derniers ont déposé un très grand nombre de brevets, notamment sur des éléments de précision.» Parmi les dix compagnies qui détiennent le plus de patentes dans le domaine de la robotique industrielle, on trouve sept entreprises japonaises, note Takayoshi Kitada. Dans le domaine de la robotique de service (transport, électroménager, santé, etc.), trois acteurs coréens (LG, Samsung et Eterne) viennent modifier un peu la donne.

L’un des axes de développement de la robotique industrielle, c’est la collaboration entre humains et machines, également appelée «cobotique». Kawada, par exemple, a déjà mis un modèle de petite taille sur le marché; mais il faudra attendre jusqu’à 2025 au moins pour voir des bras industriels de grand format fonctionner en symbiose avec les ouvriers, sans cages de sécurité, estime Takayoshi Kitada. «L’Europe a l’avantage d’avoir une régulation moins stricte. Le Japon impose des normes de sécurité pour l’instant très peu flexibles.» L’autre axe consistera à fabriquer des robots plus agiles, multifonctionnels, capables de travailler ensemble. «Plutôt que de vendre des unités séparément, il faut réfléchir à la commercialisation de systèmes entièrement intégrés.» L’échange de données entre les machines constitue donc un enjeu essentiel: la jeune start-up Rapyuta, par exemple, se donne pour mission de lier robotique et cloud computing.

Robotique sociale à l’horizon

La convergence entre robots et internet des objets est au cœur de ce que l’on appelle la robotique de service, un domaine dont les Japonais attendent une croissance vertigineuse (de 480 millions de dollars en 2014 à 61 milliards en 2035 selon le MRI, alors que le secteur industriel passerait de 4,7 à 16,8 milliards). Ces projections à donner le tournis s’articulent principalement sur deux plans: la robotique médicale et la robotique sociale.

Dans le domaine des soins et de l’assistance aux personnes âgées, les projets japonais attirent d’ores et déjà l’attention des investisseurs. Panasonic travaille sur un lit d’hôpital baptisé «Reysone» capable de se transformer en chaise roulante, mais aussi sur «Hospi», un robot-livreur de médicaments. «Paro» est un robot en forme de phoque utilisé pour calmer les patients atteints de démence ou de troubles post-traumatiques. Plusieurs études menées au Danemark, où 1’000 «Paro» sont en service, ont démontré l’efficacité du dispositif. Les exosquelettes «HAL 5» conçus par Cyberdyne, destinés à l’aide à la rééducation voire à l’amélioration des performances pour des personnes travaillant dans la manutention lourde, feront l’objet d’une implémentation test à l’aéroport Haneda de Tokyo.

«Même si certains modèles sont partiellement commercialisés, ils sont encore peu utilisés in situ», observe Masahiko Hashimoto, en charge du projet de recherche santé du MRI. «Ces machines sont encore trop chères; les institutions ne peuvent pas payer. Le challenge des trois prochaines années va consister à réduire sensiblement les coûts de production.» D’autres pays asiatiques comme Singapour et la Thaïlande ont déjà signifié leur intérêt, ajoute Masahiko Hashimoto.

Si le domaine médical offre des promesses concrètes, la robotique sociale en est encore à ses balbutiements. C’est pourtant là que les perspectives à long terme sont les plus impressionnantes. «La robotique de service va devenir le segment le plus vaste et le plus rentable, commente Tom Green, devant la cobotique et la robotique industrielle. Ces machines-là seront celles qui accueilleront nos enfants au retour de l’école, qui leur feront faire leurs devoirs, qui nous aideront à apprendre une langue ou à remplir notre déclaration d’impôts.» A l’heure actuelle, seul le robot «Pepper» de SoftBank, développé par sa filiale française Aldebaran, a pénétré le marché, très partiellement. Il s’agit d’un petit androïde blanc capable d’identifier certains états émotionnels de base chez l’humain et de tenir une conversation simple par le biais de schémas pré-programmés. Le millier d’unités mis en vente récemment a trouvé preneur en une minute!

«Les études montrent que nous percevons les robots différemment des personnages virtuels», note Kerstin Sophie Haring, chercheuse en sciences cognitives et en robotique à l’Université Waseda. «C’est une question de présence physique. Si un robot se trouve quelque part dans la pièce, même immobile, cela n’a rien à voir avec un écran d’ordinateur. Ces robots vont trouver une place dans nos espaces personnels. Nous allons leur parler, interagir avec eux, peut-être comme avec un poisson ou un chien. Ils apprendront beaucoup de choses sur nous; en termes de collecte de données, c’est évidemment très intéressant pour les entreprises.» L’opérateur japonais SoftBank, le constructeur taïwanais Foxconn (en charge de la production de «Pepper») et le géant chinois du e-commerce Alibaba viennent d’ailleurs de conclure un accord, avec l’objectif de faire de la robotique de service un produit accessible, global et incontournable.
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ENCADRE

Machines exotiques: ces étranges robots qui font parler d’eux
La «révolution robotique» voulue par le gouvernement japonais est aussi une histoire de communication et de soft power.

Des robots qui se disent «oui» lors d’un mariage pour machines; une star du petit écran (le commentateur travesti Matsuko) qui discute dans une émission avec son propre jumeau mécanique conçu par le fascinant professeur Hiroshi Ishiguro; une autre créature d’Ishiguro qui accueille et conseille les clients dans le grand magasin de luxe Mitsukoshi; un hôtel (l’Henn-na dans la préfecture de Nagasaki) où l’on se fait servir par des androïdes et autres robots transporteurs de bagages; le petit «Pepper» qui vend du café au supermarché, et quelques-uns de ses cousins de chez Aldebaran qui jouent les guides multilingues dans une grande banque de Tokyo; un bras industriel de chez Yaskawa qui apprend l’art du sabre avec un maître du budo, le temps d’une publicité; un duel, enfin, prévu entre deux robots géants respectivement japonais et américain: depuis que le Japon aspire à devenir un hub pour l’innovation robotique, les opérations à forte résonance médiatique se suivent et ne se ressemblent pas.

Si certaines semblent un peu vaines, d’autres servent de vitrine à des initiatives stimulantes. Ainsi de «Kirobo», le premier robot de compagnie envoyé dans l’espace en 2013, qui donne de la visibilité à «Robo Garage», le projet de Tomotaka Takahashi, professeur à l’Université de Tokyo. Celui-ci développe de petites machines aux airs de jouets, qu’il espère à la frontière entre robots et smartphones. Après tout, nos téléphones ne sont-ils pas déjà en quelque sorte nos confidents les plus intimes?
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote (n°4/2015).