KAPITAL

«Tobacco gate»: le prochain scandale qui guette la Suisse

Grâce à une législation beaucoup plus permissive que celle de l’UE, la Suisse s’est imposé comme un havre de paix pour l’industrie du tabac, au mépris des recommandations de l’OMS. Des voix s’élèvent et mettent en garde contre les atteintes à la réputation du pays.

La Suisse, ses montres, son chocolat, et… ses cigarettes. Sur les six premiers mois de 2015, la Confédération a exporté plus de cigarettes que de fromage (266 millions de francs contre 262 millions). Une réalité dont aucun office du tourisme n’a envie de se vanter. Non seulement en raison de la mauvaise image du produit, mais aussi car une bonne partie des cigarettes envoyées notamment en Asie et au Moyen-Orient n’auraient pas le droit d’être vendues en Suisse, où elles sont considérées comme trop nocives.

En matière de tabac, la Suisse occupe une position particulière par rapport à l’Europe et au reste du monde. L’implantation sur son sol des trois plus grandes multinationales de la cigarette, Philip Morris, Japan Tobacco International et British American Tobacco n’y est bien sûr pas étrangère. La Confédération est l’un des rares Etats à n’avoir pas ratifié la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Antitabac, qui compte pourtant 180 pays. Cette situation lui permet de se montrer particulièrement permissive notamment en ce qui concerne la publicité. La presse helvétique contient encore des annonces des cigarettiers, une hérésie dans les pays de l’UE, tandis que seule la Biélorussie leur laisse autant le champ libre que la Suisse pour le parrainage de manifestations.

Double standard

Mais un autre point inquiète certains parlementaires: le fait que la Suisse produit et exporte des cigarettes dont les taux de goudron et de nicotine dépassent les valeurs admises pour sa propre population. «Il existe là un risque de réputation important et totalement sous-estimé, qui guette le pays à moyen terme, prévient le conseiller aux Etats Felix Gutzwiller. Les pays en voie de développement et les organisations internationales de santé vont un jour demander pourquoi la Suisse autorise la vente à l’étranger de produits qu’elle n’admet pas chez elle.» Le libéral-radical zurichois a déposé en juin une interpellation demandant la création d’une base légale pour «éliminer les risques pour la réputation du pays».

L’interpellation, renforcée par une motion du socialiste bernois Hans Stöckli, demande également la mise en place d’un système de contrôle et de traçabilité pour éviter le commerce illégal des produits du tabac. Le point clé: il devrait être indépendant des cigarettiers. Mais le Conseil fédéral ne considère pas cette question comme prioritaire. Dans sa réponse à la fin août dernier, il indique qu’un système de traçabilité «devant forcément être mis en place à un niveau transnational, il est indiqué d’attendre sa mise en œuvre dans l’UE avant de prendre des mesures concrètes en Suisse». L’interpellation a été retirée en septembre.

En décembre 2013, le Conseil Fédéral indiquait également que les fabricants de cigarettes établis en terres helvétiques étaient intéressés à procéder à cette démarche eux-mêmes. British American Tobacco, Philip Morris et Japan Tobacco International «utilisent déjà des systèmes mondiaux d’authentification et de traçabilité qui, en coopération avec les autorités de l’Union européenne, ont fait leurs preuves», indique dans une réponse écrite Swiss Cigarette, l’association faîtière. Elle précise qu’une étroite collaboration a lieu avec les douanes au niveau suisse.

Contrebande

Insuffisant, répondent certains experts qui craignent que laisser ce contrôle aux cigarettiers n’explose un jour à la figure de la Suisse. «Il existe un sérieux conflit d’intérêts entre les efforts destinés à entraver le marché noir et l’ambition de gagner de l’argent, écrit Mark Pieth, professeur de droit pénal à l’Université de Bâle, dans une évaluation des lois et politiques suisses contre le commerce illicite des produits du tabac datée de 2014. Il est communément admis que l’industrie officielle bénéficie autant du commerce illicite que du commerce licite.» L’un des attraits de la contrebande pour les cigarettiers consiste par exemple à atteindre des consommateurs qui se seraient sinon détournés de leur produit en raison des fortes taxes imposées par les Etats. Swiss Cigarette dénonce des «allégations trompeuses».

Mark Pieth conclut de son côté qu’il «n’y a aucune raison pour que la Suisse attende de mettre sur pied les instruments légaux nécessaires pour prévenir le commerce illicite». Il s’attend à ce que les pays voisins mettent Berne sous pression car ils redoutent les effets de la contrebande: un impact négatif sur la prévention si les jeunes ne sont plus tenus à distance par des prix dissuasifs, une diminution du produit des taxes dans les systèmes de santé, ou encore un tabac possiblement plus nocif pour le consommateur s’il est contrefait.

«Il est choquant de voir que le Conseil fédéral a fait jusqu’ici l’impasse sur tous les engagements internationaux juridiques, politiques et moraux, alors même que l’industrie du tabac jouit en Suisse de grands privilèges», s’offusque le conseiller aux Etats Hans Stöckli dans sa motion. Le Conseil fédéral a toutefois proposé fin août de la rejeter et d’attendre la mise en place d’un système de traçabilité transnational avant de prendre des mesures concrètes en Suisse. La motion a également été retirée en septembre.

Puissant lobby

Pourtant, la Confédération essaie bien de faire changer les choses, mais en marchant sur des œufs. Elle élabore actuellement la nouvelle loi sur les produits du tabac, qui s’attaque principalement à la publicité pour les cigarettes. L’objectif consiste notamment à se rapprocher des législations en vigueur chez les voisins de l’UE. «L’Office fédéral de la santé publique craint peut-être qu’ajouter la question de la traçabilité à celle de la publicité diminue les chances d’aboutir du projet de loi», estime Felix Gutzwiller.

Car l’adversaire est de taille. Les voix concordent pour décrire un lobby du tabac très bien organisé et ancré dans la société, qui agit rarement en son nom propre, mais au travers d’organisations comme l’Union suisse des arts et métiers. «Une longue tradition lie l’industrie du tabac aux partis de droite», relève Jacques Olivier, médecin et historien, qui réalise une thèse sur l’histoire de la question tabac et santé en Suisse à l’Institut universitaire de l’histoire de la médecine et de la santé publique à Lausanne.

Des documents d’archives de la bibliothèque en ligne Legacy Tobacco Documents Library, que Philip Morris avait été contraint de publier à la suite de procès aux Etats-Unis, attestent de versements effectués de 1992 à 1995 par le cigarettier aux sections suisse, neuchâteloise, vaudoise et lausannoise du parti libéral. Les sections neuchâteloise, vaudoise et lausannoise du parti radical, ainsi que les sections vaudoises de l’UDC et du PDC ont aussi bénéficié de fonds de l’entreprise. Les montants s’élèvent entre 3000 et 8000 francs par an. Contactés, ceux-ci disent ne pas pouvoir se prononcer sur ces versements, faute d’archives disponibles ou de temps pour s’y replonger, mais précisent n’avoir reçu aucune contribution financière de l’industrie du tabac depuis plusieurs années.

Dans un autre document, la Communauté de l’industrie suisse de la cigarette remercie des représentants du Parti radical «pour leur engagement lors de la campagne de votation contre les initiatives jumelles» de 1993. Celles-ci demandaient la prévention des problèmes liés au tabac et avaient été rejetées dans les urnes.

Déjà-vu

«Ce lien se perpétue, comme on a pu le voir en 2010 avec la motion du conseiller national Laurent Favre», observe Jacques Olivier. Le PLR neuchâtelois s’était alors mobilisé pour maintenir l’exportation hors de l’UE de cigarettes helvétiques dont les taux de goudron, de nicotine et de monoxyde de carbone dépassent ceux admis par l’UE. Devenu entretemps conseiller d’Etat, ce dernier se défend d’avoir gagné un centime avec cette motion. «Je ne suis pas un lobbyiste du tabac, mais je me suis intéressé à cette question dans le cadre de la négociation de l’accord de libre-échange agricole avec l’UE et me suis opposé à un dictat de Bruxelles vu que l’OMS ne prescrivait pas de normes», déclare-t-il.

Entre la puissance des cigarettiers et les questions de réputation nationale, le bras de fer est engagé. Reste à voir quels arguments l’emporteront et dans quels délais. Certains sont pessimistes. «La Suisse se trouve dans la même configuration qu’à l’époque du commerce avec l’Afrique du Sud durant l’apartheid: elle tire des dividendes de sa désolidarisation avec le reste du monde, dénonce Pascal Diethelm, ancien de l’OMS et actuel président d’OxyRomandie, une association de lutte contre le tabagisme. Je crains que, à nouveau, elle se laisse guider par ses intérêts à court terme, et se retrouve contrainte d’adapter sa politique en raison de pressions extérieures, alors qu’elle aurait dû dès le départ prendre ces décisions elle-même.» Une situation qui n’est pas sans rappeler la récente débâcle du secret bancaire…
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.