LATITUDES

Une nouvelle vie sans travail

Année sabbatique, retraite anticipée, temps partiel… Nombreux sont les Romands qui rêvent de s’éloigner du monde professionnel pour se ressourcer ou mener un projet créatif. Rencontres.

«Je voulais retrouver de la cohérence», dit Christian Sinner. A 58 ans, ce cadre de l’administration yverdonnoise a décidé de quitter son emploi. Il est parti en retraite anticipée, histoire de reprendre le contrôle de son temps et se consacrer à des projets plus en phase avec ses valeurs. Ses collègues ont été surpris par sa décision mais pour Christian, c’était clair: le moment était venu de changer de rythme. Un an plus tard, il ne regrette rien. Ses revenus ont baissé mais il a reconstruit sa vie autour de nouveaux repères. Il est devenu coach.

Comme lui, de nombreux Romands décident à un moment de leur carrière de prendre le grand large. S’affranchir du monde professionnel, de manière temporaire ou définitive, pour mener un projet personnel ou simplement pour «se ressourcer». Certains réduisent leur temps travail, d’autres partent en congé sans solde ou prennent une année sabbatique. Quand il s’agit de personnalités publiques, telles que le directeur de l’EPFL Patrick Aebischer ou celui de Raiffeisen Pierin Vincenz, la nouvelle fait les grands titres des médias. Comme si cette idée de larguer les amarres, ce rêve d’une vie loin des contraintes, faisait résonner une aspiration enfouie dans l’inconscient collectif.

Le phénomène n’a encore rien d’un raz-de-marée (le taux de préretraite reste relativement stable à 31.5% des retraités et le temps partiel ne touche que 13.5% de la population active masculine, indique l’OFS) mais il fait partie des comportements émergents. «J’observe davantage de parcours atypiques, avec des congés sabbatiques ou des périodes de temps partiels qu’il y a quinze ans, confirme la psychologue Annabelle Péclard, codirectrice du cabinet Didisheim à Lausanne. Le phénomène est aussi plus médiatisé. La citation de Saint-Exupéry ‘Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réalité’ n’a jamais été aussi utilisée!»

Voyager à vélo, écrire un roman, vivre en autosuffisance, se consacrer au jardinage ou à sa famille… Les projets sont infinis. Nous avons rencontré quelques-uns de ces Romands qui ont osé prendre leur distance avec la sphère professionnelle. Tous parlent d’une décision bien accueillie dans leur entourage. Ces changements de cap ont même souvent suscité admiration et envie — alors qu’il n’y a pas si longtemps, les comportements atypiques en matière de travail étaient considérés comme suspects, voire déviants. «Sur le plan professionnel, le fait de prendre un congé sabbatique ou d’avoir eu deux métiers différents n’est plus vu comme un handicap, mais comme une force, dit la psychologue du travail. La richesse des parcours est davantage reconnues.»

Autre aspect du même phénomène: le dévouement total à une entreprise n’est plus forcément perçu comme un comportement exemplaire. On connaît les ravages du burn-out. «Vouloir changer de rythme de travail est bien souvent une réaction à un environnement hostile», constate Annabelle Péclard. Beaucoup d’employés considèrent que «l’hyperactivité et l’individualisation de l’entreprise ne leur convient plus.»

Mais que l’on se rassure, la valeur travail reste au cœur de l’identité suisse. «Avoir un emploi dans lequel on s’investit pleinement est même considéré comme nécessaire à la réalisation de soi et à l’épanouissement», relève la sociologue Nicky Le Feuvre, professeur à l’Université de Lausanne (voir interview plus bas). Pour réussir à s’en passer, il faut un projet personnel qui permette de développer une autre facette de son identité. «S’il s’agit seulement d’une démarche négative, qui consiste à ne plus avoir de contraintes, l’aventure fonctionne rarement», estime la psychologue Annabelle Péclard.

Et pour mener son projet à bien, encore faut-il pouvoir le financer. A cet égard, les Suisses font figure de privilégiés par rapport au reste de l’Europe. Leur revenu disponible pour l’épargne s’élevait ainsi en 2013 à environ 13% du salaire mensuel, contre seulement 6,5% dans la Zone euro (OFS et OCDE, 2013). Rencontres avec quelques affranchis.

«Je pars en préretraite»

Directeur des ressources humaines à la Ville d’Yverdon-les-Bains, Christian Sinner travaillait à un vaste projet de refonte de ses services lorsqu’une évidence s’est imposée à lui: il n’allait pas parvenir à terminer ce projet avant sa retraite obligatoire. C’était en mars 2014. «Je ressentais des frustrations en raison des résistances de certains de mes confrères et d’une partie des autorités, raconte-t-il. J’avais le sentiment que les finances passaient avant les hommes.»

Il décide donc de faire le grand saut: partir en retraite anticipée. L’élément déclencheur aura été sa participation à un programme intitulé «Cure de philosophie pour cadres» de l’Université de Fribourg. «Cela m’a permis de comprendre que, dans le monde du travail, de nombreuses personnes se trouvent tiraillées entre leurs propres valeurs et la pression de leur employeur, qu’il s’agisse d’une entreprise privée ou d’une administration. Or, pour résoudre les conflits au travail, il faut retrouver de la cohérence.»

Christian Sinner organise désormais son temps entre ses mandats de coach (qui s’appuient précisément sur les notions de cohérence et d’humanisme) et ses hobbies. Il cuisine, jardine, lit, écrit ou voyage. Mais peut-on dire pour autant qu’il vit sans travailler? «Dans ma perspective, je continue de travailler, mais à un rythme fondamentalement différent. Comme je le lisais récemment sur la page Facebook du Revenu de base inconditionnel, ‘L’emploi est mort, vive le travail!’.»

«En un an et demi, je ne me suis jamais demandé ce que j’allais bien pouvoir faire de ma journée.» Côté finances, l’ancien cadre touche 40% de son revenu précédent. S’il était resté à son poste quatre années de plus, il en aurait reçu 60%. Cette forte diminution de sa rente représente-t-elle un sacrifice? «Je vis correctement et je n’ai jamais été très dépensier.» Il a également pu compter sur l’héritage anticipé de ses parents.

Si le taux de retraites anticipées est resté globalement stable en Suisse ces dernières années (+2.5% en 10 ans), des pics ont été observés au moment des changements conjoncturels ou de législation. Stéphane Der Stépanian est responsable du centre de compétence AvantAge de Pro Senectute, qui organise en Suisse romande des cours de préparation à la retraite. En 2014, il a observé une augmentation de ce chiffre liée à la baisse du taux de conversion de certaines caisses de retraite ou à l’augmentation de la durée de cotisation. «De nombreuses personnes ont quitté leur emploi fin 2014 pour bénéficier des anciennes conditions.»

Les causes des départs en préretraite ont également évolué vers des motifs plus personnels, sans lien direct avec le fonctionnement de l’entreprise ou des questions de santé. «Aujourd’hui, les jeunes retraités ont le dynamisme des personnes de 45-50 ans dans les années 1960. Ils souhaitent se lancer dans de nouveaux projets et activités, afin de compenser en partie la perte de leur identité professionnelle et d’enrichir leur quotidien.» Les préretraités volontaires qu’il a rencontrés ont souvent constitué une épargne solide, via leur 2e ou 3e pilier, ou bénéficient d’une rente-pont avec leur entreprise pour continuer à cotiser à l’AVS.

Je prends un congé sabatique en famille

Vivre sans travailler pour quelques mois ou une année, en retrouvant son emploi à la sortie: c’est désormais possible dans plusieurs grandes entreprises et administrations suisses. Il n’existe aucune statistique officielle en la matière mais des entreprises comme la Coop témoignent d’une augmentation de l’intérêt des employés pour de tels projets: «Nous pouvons octroyer des congés sans solde de plus longue durée, indique le porte-parole Ramón Gander. Un nombre croissant de collaborateurs en font la demande.»

Chez Credit Suisse, les membres du Senior Management actifs de longue date au sein de l’établissement peuvent prendre des congés sabbatiques payés. Les collaborateurs ont, par ailleurs, accès à des congés sans solde, dont les conditions d’octroi sont définies au cas par cas. «Le principe du congé sabbatique payé est aujourd’hui bien ancré au sein de la banque, explique son porte-parole Jean-Paul Darbellay. Les personnes qui remplissent les conditions pour l’obtenir profitent généralement de cette opportunité. Il en va de même pour les congés sans solde.» Les demandes de congés peuvent avoir des motifs multiples: réaliser un travail personnel, développer une formation ou découvrir de nouveaux horizons. «Nous constatons qu’après une interruption passagère, les collaborateurs reprennent leurs activités avec un nouvel élan. Ces congés sabbatiques ou sans solde, nous permettent aussi de récompenser et de fidéliser d’excellents collaborateurs.»

Se couper du travail pour mieux y revenir pourrait être la philosophie de Géraldine et Olivier Crausaz. D’ailleurs, cette enseignante et son mari directeur d’école n’ont pas eu trop de difficultés à faire accepter un congé sabbatique à leurs employeurs: «Nous avons eu de la chance, raconte la jeune femme de 36 ans. Ils ont bien compris la plus-value de cette expérience.» Pour son mari, 41 ans, responsable du Cycle d’orientation de la Glâne dans le canton de Fribourg, c’est Isabelle Chassot, alors en charge de l’instruction publique, qui a défendu son dossier au Conseil d’Etat fribourgeois: «Elle avait réalisé que cela me permettrait, une fois rentré, de redynamiser l’école avec de nouvelles idées.» Pour vivre cette année, le couple a économisé pendant six ans en faisant des sacrifices sur les loisirs ou les achats.

En 365 jours, ils ont parcouru trois continents et plus de 10’000 kilomètres à vélo avec leurs deux enfants de six et neuf ans. Loin du farniente, leur congé sabbatique est un projet pédagogique conçu pour toute la famille. Le quatuor a mis l’accent sur l’énergie durable avec des vélos électriques solaires. Géraldine et Olivier Crausaz entendent ainsi transmettre à leur progéniture des valeurs importantes: «Avec le vélo, nous pouvons leur montrer que, pour voyager, il faut fournir des efforts, explique-t-elle. Nous leur apprenons aussi à prendre le temps et à ne pas toujours être dans la consommation. Les enfants ont aussi pu observer la réalité d’autres jeunes dans le monde, en Asie ou en Amérique du Sud, pour lesquels tout est différent: l’école, les repas, la maison.»

Après avoir traversé l’Angleterre et la France, les Crausaz regagnent actuellement la Suisse. Leur retour, ils l’appréhendent un peu: «On ne rentre jamais comme est on est parti. Il y a dix ans, pour notre premier sabbatique, ce fut très difficile, confie l’enseignante. Mais, cette fois-ci, nous avons prévu de nous lancer dans de nouveaux projets au travail.»

Je suis employé à 40%

Certains Romands ne veulent pas des horaires rigides ou des contraintes de la vie en entreprise. Ils préfèrent être employés à un faible pourcentage, sur mandat, ou faire des saisons dans l’agriculture ou en station. Ce «temps partiel réduit» concerne traditionnellement une plus grande proportion de femmes que d’hommes, mais la tendance tend à s’inverser. En 2014, 25% de la population active féminine travaillait à moins de 50%, contre 27% en 1991. Pour les hommes, le taux est passé de 4,2% à 5,9% durant la même période. «Le temps partiel attire surtout les hommes qui ont une activité artistique ou sportive à laquelle ils veulent accorder du temps», souligne la psychologue Annabelle Péclard.

C’est le cas d’Hervé Annen, 34 ans, salarié à la Cour d’appel de Genève de septembre à juin à 40%. Un système qui lui permet de s’adonner à sa passion: la photographie, qu’il exerce comme indépendant. «Au départ, ce n’était pas un choix. Mais, maintenant, ce style de vie me convient. Il m’assure une forme de liberté.» Le jeune homme peut ainsi voyager deux fois par année pour deux, trois ou quatre semaines.

Pendant l’été, Hervé Annen change d’air pour devenir saisonnier aux Bains des Pâquis. Il travaille à 70% en juillet et en août. Il s’occupe des vestiaires, de l’accueil ou encore de la caisse. Des tâches bien éloignées de ce qu’il fait d’habitude, mais dont ils ne voudraient pas se passer: «J’aime cette façon de travailler, tout en profitant de l’été. C’est un plaisir de pouvoir changer de cadre pour deux mois.». D’un point de vue financier, il s’en sort en planifiant son budget sur un trimestre plutôt qu’au mois. Parmi ses anciens camarades de l’Ecal (École cantonale d’art de Lausanne), il n’est pas le seul à avoir des activités avec de faibles pourcentages. «Ma situation ne les étonne pas parce qu’ils vivent la même chose.»

Je vis dans une communauté

Afin de réduire leur activité salariée à un minimum, les plus débrouillards ont opté pour l’autosuffisance. Leurs aspirations se reflètent dans l’économie de partage, qui s’est développée ces dernières années, notamment grâce aux outils numériques, ou la tendance du «Do It Yourself». Les communautés nées pendant les années 1970, dans le sillon du mouvement hippie, comme à Genève les «communes» de Peschier, du Pré-Jérôme, de la Roseraie ou de «Krouge», sont devenues rares. Mais leurs petites sœurs, grandes colocations et coopératives qui favorisent les échanges entre leurs membres, peuvent permettre de diminuer la dépendance financière au travail de leurs occupants.

Après avoir enchaîné les petits boulots, Manuel Ben Gaied a obtenu un CFC de charpentier et travaille à présent à 60%. Son objectif demeure toutefois d’augmenter encore son autosuffisance afin de baisser son taux d’activité à 40%. Ce Vaudois de 29 ans, père d’un enfant de deux ans et demi, a emménagé dans une coopérative d’habitation près de Winterthour avec plusieurs familles réparties entre le bâtiment principal et des dépendances, yourtes ou roulottes.

Le jeune homme, membre de la coopérative qui détient la maison, profite des avantages de la vie en communauté. «Renoncer à des espaces privés permet forcément de diminuer les coûts, raconte Manuel Ben Gaied qui ne dispose que de deux chambres pour sa compagne, son fils et lui. Côté nourriture, nous faisons des économies en achetant des produits bruts à plusieurs pour les préparer nous-même et nous avons un très grand potager.» La coopérative dispose aussi de champs et de machines agricoles. «Plusieurs colocataires élèvent des animaux. Nous pouvons acheter une partie de leur produits ou les échanger contre un service.» La garde des enfants se fait selon le même principe. «Ma compagne et moi sommes tous les deux employés à 60% et pour garder notre fils, nous pouvons compter sur d’autres résidents que nous payons ou aidons à notre tour.»

Un tel mode de vie est-il aussi possible en dehors d’une communauté? «C’est beaucoup plus compliqué en ville, dans un appartement privé, explique Manuel Ben Gaied qui habitait auparavant à Zurich. Ce type d’échanges est possible, mais demande plus d’organisation.» Pour se passer d’un salaire à plein-temps, il lui a aussi fallu changer ses propres habitudes. «D’un point de vue matériel, je n’ai quasiment rien, quelques vêtements, un vélo électrique et un téléphone. Je pars rarement en vacances à l’étranger.» Le jeune père ne souhaite de toute façon rien posséder de plus que ce qu’il peut transporter. «Ce n’est pas qu’une question d‘économies. Je ne veux pas acheter de choses dont je n’ai pas vraiment besoin et que je ne vais pas savoir apprécier sur le long terme.»

Ce mode d’organisation permet également à Manuel Ben Gaied une meilleure qualité de vie à la fois au travail et en dehors. «J’ai fait beaucoup de petits boulots durs physiquement et je ne veux pas vivre à l’usure. En travaillant deux à trois jours par semaine et en faisant le reste à l’envi, j’ai l’impression d’être plus efficace à mon emploi, de mieux gérer le stress et faire attention à mon corps.»

J’ai tout quitté

En six mois, Olivier Toublan, ancien rédacteur en chef de PME Magazine, s’est défait de toutes ses attaches: son emploi, le bail de son appartement ainsi que ses meubles et ses vêtements, donnés à une association caritative. Avec son épouse, ils n’ont conservé que de quoi remplir leur sac-à-dos. Pourquoi un changement aussi radical? «Je suis passionné par mon métier de journaliste et les voyages, raconte-t-il. Plus jeune, j’ai passé 18 mois en Inde et en Chine. Puis, comme tous les cadres, je n’ai plus eu l’occasion de partir que quelques semaines par année, sans vraiment réussir à décrocher. Je me suis rendu compte que ce n’était pas comme cela que j’aimais voyager.»

Pour s’arrêter en chemin là où ils le souhaitent et ne pas penser aux projets en cours au travail, les époux ont dû se couper de leurs emplois respectifs. Pour lui, c’était aussi le bon timing: «Dans ma carrière, j’ai régulièrement changé de poste, tous les cinq ou six ans. A PME Magazine, j’étais arrivé à la fin d’un cycle. A 48 ans, c’était le moment ou jamais pour réaliser notre rêve et pouvoir encore voyager en transports publics et sac-à-dos.»

Actuellement dans le delta du Danube en Roumanie, Olivier Toublan restera en tout trois mois en Europe de l’Est, avant de rejoindre le Japon pour quatre mois et l’Amérique du Sud pour six. «Dans une année, nous ferons le point. Nous déciderons si nous arrêtons là notre périple ou si nous continuons.» Le couple a de quoi tenir financièrement trois ans. «Quand l’envie ou l’argent ne seront plus là, nous rentrerons.»

Olivier Toublan, qui n’a aucun plan pour la suite, ne se fait pas de soucis pour autant. «Si on s’inquiète, on ne part plus. Je reste confiant, car j’ai reçu des propositions intéressantes quand j’ai donné ma démission. Et puis, nous vivons dans un pays avec 3% de chômage.» L’élément décisif pour lui aura été les six mois de battement entre son départ professionnel et le début du voyage. «J’ai pu faire tout ce que je voulais réaliser depuis des années, comme voir 35 documentaires au festival Visions du réel ou terminer un livre qui sortira à l’automne prochain. En prenant du recul ainsi, petit à petit, j’ai pu tout laisser de manière définitive en mai dernier.»

Au moment de quitter son emploi pour plonger dans l’inconnu, le rédacteur en chef de 48 ans a pu compter sur le soutien de son entourage. «Je crois que c’est un rêve pour beaucoup de cadres, mais qu’ils sont peu à oser franchir le pas.»
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INTERVIEW

«Une année sabbatique, c’est reculer pour mieux sauter»

L’émergence de modèles alternatifs ne remet pas en question la centralité du travail dans la vie des individus, selon Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie du travail et de l’emploi à l’Université de Lausanne.

Années sabbatiques, temps partiel, retraites anticipées: y a-t-il un désir des Suisses de se distancier de leur travail?
Nous observons plutôt l’inverse. Le travail prend une place de plus en plus importante dans la vie des individus. Avoir un emploi dans lequel on s’investit pleinement est considéré comme nécessaire à la réalisation de soi et à l’épanouissement. Autrefois, le rapport au travail était plus instrumental. Les entreprises considéraient leurs salariés comme des forces nécessaires à leur bon fonctionnement, qu’elles devaient surtout surveiller et contrôler. Aujourd’hui, elles s’attendent à un attachement affectif. Cela s’explique par les nouvelles tensions sur le marché de l’emploi, notamment par une situation économique marquée par la montée du chômage. De par sa rareté, le travail devient un objet plus valorisé.

Ces phénomènes sont pourtant de plus en plus visibles…
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les années sabbatiques attestent de cette centralité croissante du travail dans la vie des gens. L’objectif d’une année sabbatique est souvent de s’éloigner de son emploi pour être plus performant, plus engagé et plus motivé à son retour. Ces congés sont davantage pensés comme une possibilité de «reculer pour mieux sauter» que comme une véritable prise de distance. Les entreprises qui acceptent ou encouragent leurs salariés à «faire un break» attendent un retour sur investissement. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’une année sabbatique est financièrement difficile à assumer et ne concerne donc qu’une petite catégorie de salariés bien rémunérés.

Et le temps partiel?
Certaines personnes décident effectivement de travailler moins, quitte à consommer moins, pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie. Mais elles sont rares. En Suisse, le temps partiel est essentiellement adopté par les femmes qui manifestent par ce biais leur engagement vis-à-vis du travail. Dans les générations précédentes, les mères de jeunes enfants restaient chez elles pendant plusieurs années. Aujourd’hui, elles se maintiennent en emploi, même si ce n’est qu’à temps partiel. Chez les hommes, le taux de temps partiel n’augmente pour ainsi dire pas, sauf chez les moins de 25 ans et chez les plus de 60 ans, c’est-à-dire durant des périodes de transition professionnelle.

Le monde du travail est-il plus dur que par le passé?
Quand le travail devient nécessaire à la reconnaissance sociale et à la construction de soi, cela crée une immense pression. Il y a probablement moins d’usure physique qu’auparavant, mais il existe une usure psychique provoquée par l’obligation d’être constamment «au taquet» et, surtout, d’être heureux au travail. La hausse des cas de burnout témoigne de la présence de nouvelles souffrances. Les exigences augmentent, les salariés doivent être adaptables, flexibles, hyper-connectés, toujours disponibles, même en dehors des horaires. Ils doivent prouver qu’ils sont présents pour leur entreprise même si ce n’est pas le cas physiquement. La pression est encore plus forte dans les secteurs menacés, en raison du risque de perdre son emploi.

Y a-t-il une remise en cause de ce modèle?
Un employé qui consacre beaucoup de temps et d’énergie à son travail s’attend à ce que son engagement soit rétribué. Mais parfois, la reconnaissance attendue ne vient pas. On peut dès lors comprendre que cela entraîne le besoin de prendre de la distance. C’est le cas, par exemple, des retraites anticipées. Elles sont souvent motivées par le fait que les personnes d’un certain âge ne se retrouvent plus dans un monde du travail dont les règles du jeu ont changé. Dans de nombreux cas, ces jeunes retraités se lancent dans d’autres projets, comme le bénévolat, de l’humanitaire ou la garde de leurs petits-enfants. Elles cherchent ailleurs le sens qu’elles ne trouvent plus dans leur emploi. Mais je ne constate pas de remise en cause généralisée de la centralité du travail. Les personnes qui s’en éloignent existent, mais leur choix est inhabituel. D’un point de vue sociologique, ce sont des «déviants» par rapport à la norme.

Qui sont ces «déviants»?
Adopter une posture critique revient à se mettre en danger, à décider, en quelque sorte, de se positionner à l’écart de la société et à accepter de subir une forme de marginalisation. Une norme existe car elle emporte l’adhésion. Je ne crois pas que les personnes qui se distancient du travail soient des avant-gardistes qui annoncent un changement social. Il s’agit plutôt de quelques privilégiés qui peuvent se permettre de soustraire, plus ou moins momentanément, à l’injonction au bonheur par le travail.
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Collaboration: Sophie Gaitzsch

Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.