LATITUDES

Comment le tourisme a figé le folklore suisse

Du XIXe siècle à nos jours, l’industrie touristique suisse a exploité l’image d’un pays alpin et traditionnel. Ces clichés ont façonné la manière dont les Helvètes se perçoivent encore aujourd’hui.

La recette de l’industrie touristique suisse se résume depuis deux siècles en quelques clichés: authenticité montagnarde, yodel et fromage d’alpage. Des ingrédients qui n’ont pratiquement pas changé depuis les débuts du tourisme, vers la fin du XVIIIe siècle. C’est ce qu’expliquent l’historienne de la culture Ariane Devanthéry et le géographe Rafael Matos-Wasem, professeur à la HES-SO Valais-Wallis Haute Ecole de Gestion & Tourisme – HEG, dans une étude consacrée au patrimoine culturel immatériel*. Une ruralité de carte postale qui nie l’urbanité et la modernité du pays, mais qui a pourtant été façonnée par des citadins.

Des traditions créées par la bourgeoisie

«La Suisse a depuis longtemps vendu ses montagnes et la typicité de sa vie paysanne, commente Rafael Matos-Wasem. La ville n’est à l’inverse pas très appréciée. Quand elle est célébrée, c’est pour rappeler sa proximité avec la campagne. Cette urbanophobie est installée de longue date.» Le géographe s’est penché sur la manière dont les milieux touristiques suisses présentent le patrimoine culturel immatériel. Dans une brochure de Suisse tourisme, parue en 2013, on trouve notamment un classement des traditions les plus emblématiques. Cor des Alpes, yodel, montée à l’alpage y figurent en bonne place. En fait, une partie substantielle des traditions citées concernent l’espace alpin.

Ce patrimoine est, en outre, souvent présenté comme anhistorique. Ainsi, on peut lire dans la brochure que «la Suisse est l’un des pays les plus développés du monde. Mais c’est aussi une nation riche en traditions, us et coutumes, remontant souvent à un passé si lointain que leur origine se perd dans l’oubli.» Cette atemporalité masque une construction sociale beaucoup plus contemporaine. «En 1805, les élites bernoises décident de créer une grande fête des bergers à Unspunnen pour mettre en scène les cultures montagnardes, explique Ariane Devanthéry. A cette époque, on peine à trouver plus de deux joueurs de cor des Alpes. Les élites relancent la tradition en lui imaginant une longue ascendance. Elles inventent quelque chose qui n’existait pas.»

Rafael Matos-Wasem complète: «Ce n’est qu’à ce moment-là que le cor des Alpes est associé à la suissitude. Il se crée un engouement chez les urbains qui se mettent à en jouer.» On assiste à un phénomène similaire avec le yodel. Bien que moins menacée, cette tradition retrouve une place dans le folklore grâce aux fêtes organisées par les bourgeois.

Quand la montagne faisait peur

La fascination pour l’espace alpin apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Auparavant, la montagne représente une zone à éviter pour les voyageurs, elle n’existe pratiquement pas sur les cartes. «C’était une terra incognita que l’on associait volontiers à des événements surnaturels. On imagine les Alpes peuplées de loups garous, de sauvageons ou même de dragons, comme l’a fait le naturaliste zurichois Johann Jakob Scheuchzer», raconte Rafael Matos-Wasem.

A cette époque, la Suisse ne représente qu’un point de passage pour les voyageurs, qui préfèrent se rendre en Italie, terreau de la culture classique. Puis, le vent de l’industrialisation se lève. Les bourgeois se mettent à voyager, de nouveaux canons artistiques font leur apparition. «L’esthétique classique et des Lumières, qui appréciait la nature maîtrisée et fertile, laisse place à l’esthétique du pittoresque, puis du sublime», résume Ariane Devanthéry.

Le romantisme se diffuse dans toute l’Europe et ses artistes constituent les meilleurs
ambassadeurs pour les paysages suisses. Caspar Wolf sublime la nature dans ses tableaux, Jean-Jacques Rousseau fait découvrir — à travers ses textes — les Alpes et les lacs romands aux élites européennes. Le voyage en Suisse devient une fin en soi. En quête d’une vie en adéquation avec la nature, les Anglais s’y rendent pour fuir le smog et admirer les paysages de montagne.

Naissance d’une industrie des étrangers

Le tourisme alpin naissant se met à puiser dans ce répertoire romantique, à mettre en avant la vie simple et authentique des bergers de montagne. Mais, paradoxalement, les premiers voyageurs se plaignent beaucoup des conditions de logement. Les chalets de montagne qu’ils visitent lors de leurs excursions s’avèrent sales et froids, le confort y est spartiate et des hordes d’enfants se ruent sur les nouveaux venus pour mendier. Au début du XIXe siècle, la Suisse est un pays pauvre, les infrastructures d’accueil et de transport sont peu développées, de même que son réseau de postes et de routes.

Ce n’est que quelques décennies plus tard que la mise en place de ces infrastructures permettra de parler — selon la formule de l’époque — «d’industrie des étrangers». Ariane Devanthéry analyse que «les premières lignes de chemin de fer sont construites tardivement par rapport au reste de l’Europe. Puis, entre 1890 et 1914, on assiste à une ‘fièvre des hauteurs’. Beaucoup de lignes de montagne sont développées à cette période. Mais, là encore, il s’agissait moins de relier les locaux que de permettre aux touristes d’accéder à ces régions.»

Les élites urbaines se rendent compte du potentiel que représente la Suisse alpine. Elles décident de l’exploiter tout en mettant de côté l’extrême pauvreté de ces régions. «Au XIXe siècle, la Suisse réfléchit beaucoup à son identité nationale. Tout comme l’Italie et l’Allemagne en plein processus d’unification, rappelle Ariane Devanthéry. Le tourisme est un facteur important qui a poussé la Suisse à se penser comme un pays à l’identité montagnarde, tourné vers une idéalisation du passé.» Une image en décalage avec sa population vivant, pour trois quarts d’entre-elle, dans des agglomérations urbaines.

*Ariane Devanthéry et Rafael Matos-Wasem, «Une Suisse à voir et à vivre. Patrimoine culturel immatériel et tourisme en Suisse, jadis et aujourd’hui», dans «Destination: patrimoine culturel immatériel. Un dialogue interdisciplinaire», Ed. Chronos, mars 2015.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 9).

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