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Faire du vieux avec du neuf

Ressusciter des styles ou des esthétiques du passé pour créer de nouveaux objets représente une tendance forte dans de nombreux domaines: l’horlogerie, les vêtements, ou encore le mobilier.

L’entrée ressemble à une vieille porte de grange. Il faut soulever un gros loquet pour pénétrer à l’intérieur. On se retrouve alors dans une salle surplombée de poutres en bois rongées par le temps, éclairée par de vieilles ampoules à filament et ornée de catelles blanches défraîchies. Dans un coin traîne un distributeur à Coca des années 1950. Au fond, un four à bois qui semble trôner là depuis la nuit des temps. La pizzeria new-yorkaise Paulie Gee’s n’a pourtant ouvert ses portes qu’en 2010. Son décor est entièrement neuf. Il est l’œuvre de l’agence hOme, qui s’est spécialisée dans l’habillage de bars et restaurants en faux vieux.

Les consommateurs sont constamment confrontés à des références au passé. Des magasins entiers, comme Restoration Hardware et Museum Store, sont dédiés à la vente d’objets, de bijoux et de meubles anciens réédités, souvent dans leur forme originelle. Sur internet, on trouve des dizaines de tutoriels pour vieillir artificiellement une table ou une armoire avec de la peinture de lait ou du papier de verre.

En Suisse, cette volonté de regarder dans le rétroviseur n’est nulle part plus apparente que dans l’horlogerie. «La valeur des montres suisses ne se mesure pas à leur efficacité pour donner l’heure, mais aux histoires qu’elles racontent, à la façon dont elles s’approprient les références au passé», relève Nicolas Babey, spécialiste du marketing à la Haute école de gestion Arc – HEG Arc.

Il a repéré neuf conventions esthétiques, auxquelles la plupart des montres helvétiques adhèrent. Les cadrans guillochés ou émaillés, les boîtiers cannelés et les chiffres romains des montres Breguet renvoient par exemple au genre Second Empire. «Même la communication de la marque évoque le milieu du XIXe siècle, avec des publicités qui citent des écrivains de cette époque (Pouchkine, Balzac, ndlr) qui ont mentionné la marque dans leurs écrits», précise-t-il.

De même, la Reverso de Jaeger-LeCoultre et la Tank de Cartier font référence au style Art déco; les boîtiers bombés et les motifs floraux des Franck Muller à l’Art nouveau des années 1920; Les Mondaine et Patek Philippe au fonctionnalisme épuré du Bauhaus et les Swatch au psychédélisme du pop art. Même les smart­watches, incarnations ultimes de la modernité, n’échappent pas à ces conventions. «L’Apple Watch ressemble à s’y méprendre à une montre Tissot de 1989», fait remarquer l’expert en marketing. Celle-ci était elle-même inspirée des codes du futurisme des années 1930.

Mais l’horlogerie suisse ne fait pas que puiser dans l’histoire des autres. «Ces marques, surtout celles qui existent depuis longtemps, font référence à leur propre patrimoine, notamment en rééditant des modèles historiques comme la Santos et la Tortue de Cartier ou la Tourbillon sous trois ponts de Girard-Perregaux», indique François Courvoisier, professeur et doyen de l’institut de marketing horloger de la HEG Arc.

Marques ressuscitées

Cette envie de remonter le temps n’est pas limitée à l’horlogerie. La mode aussi aime le rétro. «Des marques comme Burberry, Louis Vuitton ou Mulberry aiment capitaliser sur leur histoire, rééditant des modèles anciens qui évoquent leur rôle de pourvoyeurs de valises ou de vestes en gabardine à la haute société du début du XXe siècle», relève Katherine Duffy, une spécialiste du marketing vintage à l’Université d’Essex, en Grande-Bretagne.

Ce besoin de retourner sur ses pas a aussi abouti à la résurrection de marques enterrées depuis longtemps, comme les caravanes Airstream, la pommade pour cheveux Brylcream ou le parfum Charlie. Une firme basée à Chicago, River West Brands, s’est spécialisée dans la résurrection de ces marques fantômes. Elle a remis dans les rayons des supermarchés américains les anti douleurs Nuprin, les shampoings Salon Selectives et les chips Eagle Snacks. Contrairement à une nouvelle marque, ils n’ont pas besoin de se faire un nom avant de devenir rentables.

Mais le passé n’est pas toujours ressuscité tel quel. Certaines renaissances cherchent plutôt à réaliser une synthèse inédite entre l’ancien et le moderne. John Sherry, un professeur de marketing à l’Université Notre Dame dans l’Illinois, qui a co-écrit un papier sur ce thème dans le «Journal of Marketing», cite la New Beetle de Volkswagen, lancée en 1998. Elle évoque la voiture mythique des hippies, mais son moteur correspond aux dernières innovations de l’industrie automobile. Ou les nouveaux films «Star Wars», qui s’appuient sur la familiarité du public avec la série sortie dans les années 1970 et 1980, mais qui déploient une armada d’effets spéciaux et d’images de synthèse.

Mais l’incarnation la plus aboutie de ce syncrétisme entre le vieux et le neuf reste la mode du vintage. «Si quelques précurseurs, comme les Teddy Boys des années 1950 ou les Mods des années 1980, s’amusaient déjà à mélanger les habits contemporains avec des vêtements d’autres époques (chemises edwardiennes ou complets des années 1960), le vintage n’est réellement devenu populaire que vers le milieu des années 2000, dit Katherine Duffy. On le retrouve aujourd’hui partout: dans des séries comme Mad Men et des films comme The Great Gatsby, dans les garde-robes des stars comme Kate Moss ou Alexa Chung et dans les collections de marques grand public comme Top Shop et Urban Outfitters.»

Parfois le neuf s’appuie sur un passé qui n’a jamais existé. C’est le cas des montres qui renvoient à la convention esthétique du Steampunk. «Ce genre nous vient de la littérature dystopique apparue dès le XIXe siècle, qui imagine un avenir sans pétrole, fondé uniquement sur la vapeur et le charbon, détaille Nicolas Babey. Ce passé ré-imaginé n’a jamais eu lieu.» On retrouve cette esthétique tout en cuir, laiton et grosses vis sur les garde-temps des marques MB&F et Graham ou la Titanic DNA de Romain Jerome.

Autre exemple, la marque Moleskine a fondé toute sa stratégie de communication sur la popularité de ses petits carnets noirs dans le Paris littéraire. L’écrivain Hemingway en était un grand amateur, affirme-t-elle. Mais l’entreprise a été fondée en 1997 à Milan et ses carnets n’ont jamais été utilisés par l’auteur de Pour qui sonne le glas.

Madeleine de Proust

Les marques ressuscitées se livrent aussi à des petits arrangements avec l’Histoire. Le fabricant de montres et de vélos Shinola, qui a vu le jour en 2011 à Détroit, capitalise sur la marque du même nom, née en 1907. Seul hic, celle-ci vendait uniquement du cirage à chaussures. Ces marques tablent sur la mémoire imparfaite du consommateur, qui leur fait confiance, mais ne sait plus trop pourquoi.

Qu’est-ce qui nous pousse à vouloir revisiter le passé? «Les gens sont à la recherche d’authenticité, d’objets qui possèdent une âme et une histoire», estime Jérôme Adrian, qui gère The Vintage Store à Lausanne. Pour certains, c’est devenu un mode de vie. «Ils voient cela comme une façon de privilégier l’artisanat et la qualité plutôt que les biens de consommation de masse ou la mode jetable», relève Katherine Duffy.

Et l’effet madeleine de Proust existe bel et bien. Ces objets teintés de nostalgie rappellent l’enfance ou la jeunesse. «Ils ont le pouvoir magique de faire voyager le consommateur dans le temps, de l’électriser comme il ne l’a plus été depuis l’enfance», commente John Sherry dans son papier. Ils renvoient aussi «à une époque où le monde paraissait plus sûr, plus facile à comprendre et moins commercial», poursuit-il.

L’envie de retrouver cet âge d’or est d’autant plus forte en période de tumulte ou d’incertitude économique. «La Grande Dépression des années 1930 a été suivie par une période profondément rétrospective», note John Sherry. Le monde post-11 septembre se trouve dans une phase similaire, selon lui.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 9).

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