LATITUDES

Construction: le naturel revient en force

Des matériaux comme le bois, l’argile ou la paille sont de plus en plus utilisés dans l’édification de bâtiments. Retour sur une tendance durable, dans tous les sens du terme.

Sept étages et 9’000 m² de bois et de verre imbriqués au millimètre près: le siège du groupe Tamedia, conçu par l’architecte japonais Shigeru Ban, est sorti de terre en 2013. Défi architectural remarquable, le bâtiment zurichois est l’un des témoignages les plus marquants d’une tendance qui irrigue l’ensemble du secteur de la construction: le retour des matériaux naturels. Et si le plus grand bâtiment en bois du monde est suisse, ce n’est pas par hasard.

«La hausse de la demande est très sensible depuis quelques années, particulièrement pour le bois. Les autres matériaux restent plus rarement employés, du moins pour la construction des structures porteuses», témoigne Paola Tasolini, architecte et enseignante à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (hepia). A en croire l’association Lignum, qui réunit les professionnels de l’industrie du bois, ce retour en grâce date des années 1980, et l’année 2012 a enregistré un boom général en Suisse.

Et la tendance est plus large. «L’ensemble des matériaux naturels sont de plus en plus utilisés, que ce soit pour la structure des bâtiments elle-même ou pour l’isolation, le revêtement, les enduits…», explique Stefano Zerbi, architecte à l’hepia. La liste est longue: chanvre, brique, laine de bois, laine de mouton, ouate de cellulose, paille, chaume… Ou l’argile, utilisée de façon spectaculaire dans la halle industrielle de l’entreprise Ricola, à Laufon. Autant de matériaux souvent combinés, d’autant qu’il est possible de les assembler en amont de la construction proprement dite en insérant notamment les couches d’isolants dans des éléments en bois préfabriqués.

Cercle vertueux

Comment expliquer cette vogue du retour au naturel? Par un faisceau de facteurs concordants, décryptent les deux architectes. D’ordre écologique d’abord: au-delà de l’esthétique très appréciée de ces matériaux, «il existe une prise de conscience générale du caractère limité de certaines ressources, particulièrement en Suisse», estime Paola Tosolini. Matériau vivant, le bois est une matière renouvelable là où le béton comme l’acier sont produits sur la base de minerais et de matières premières limités.

Mieux: si l’on compare les processus de fabrication, les émissions de CO² pour le bois sont inférieures à celles pour le métal (d’un tiers) et le béton (de moitié). «Pour les clients aux exigences élevées en matière d’écologie, le bois est un incontournable, estime Stefano Zerbi. La quantité d’énergie grise consommée par ces matériaux au cours de leur vie, de la production au recyclage en passant par le transport ou l’entretien, est bien moindre que pour d’autres produits.»

Les progrès techniques ont également joué leur rôle. L’informatique a ouvert de nouvelles perspectives aux architectes comme aux entreprises spécialisées: dessin et conceptions assistés, nouvelles techniques de production… Un écosystème vertueux est sorti de terre: ingénieurs de haut niveau, produits en bois de bonne qualité, machines à découpe en trois dimensions commandées par ordinateur… Les spécialistes et les architectes sont assez nombreux et bien formés pour faire dire à Shiregu Ban que la technologie suisse du bois est la plus avancée du monde. «On réinvente l’un des plus anciens matériaux de construction du monde grâce aux outils de pointe d’aujourd’hui», résume Stefano Zerbi.

Enfin, les évolutions réglementaires ont joué un rôle en facilitant le recours à certains matériaux. Depuis 2004, les consignes en cas d’incendie ont été adaptées, permettant l’utilisation du bois pour construire des bâtiments de plus de six étages. Les exigences réglementaires de plus en plus élevées sur le plan thermique et environnemental (notamment au travers des standards Minergie-A-ECO et P-ECO), favorisent l’utilisation de matériaux plus isolants par nature. «La construction en bois, surtout associée à d’autres matériaux naturels, permet d’atteindre plus facilement les seuils exigés», fait valoir Andrea Bernasconi, professeur de construction en bois à la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud.

Au fil du temps, ces bâtiments ont déjà fait la preuve de leur solidité, de leur résistance et de leurs qualités, au point de lever les dernières réticences. «Beaucoup de gens associent encore le bois aux risques d’incendies, sourit Andrea Bernasconi. En réalité, le bois épais ne brûle pas plus facilement que des matériaux synthétiques, au contraire. Et la toxicité des fumées dégagées en cas de feu est bien moindre.» De quoi offrir nombre d’arguments de vente à un large tissu d’entreprises et de sous-traitants spécialisés, favorisant la naissance d’un écosystème économique aussi efficace et complet que chez le voisin allemand, là où la France peine encore à faire émerger un tissu aussi dense et solide.

La seule filière bois, en Suisse, emploie 80’000 personnes dans près de 12’000 entreprises, petites et moyennes pour la plupart. Et avant l’industrie du meuble, leurs principaux débouchés sont la charpenterie et les revêtements de sol. Les effets de ce boom se répercutent sur l’industrie. Si les grandes entreprises de construction, spécialisées dans la découpe de précision, ont doublé leur capacité ces dix dernières années, reste un bémol: les scieries helvétiques n’en profitent pas, le bois suisse restant plus cher et donc défavorisé par rapport aux autres productions européennes. Un véritable paradoxe: alors que 30% de la surface du pays est recouverte de forêt, une large part du bois de construction est importée.

Une offre qui se généralise

Longtemps considéré comme onéreux, «les bâtiments construits avec des matériaux naturels ne sont plus réservés aux pionniers ou aux plus aisés», insiste Andrea Bernasconi qui pointe le grand nombre de logements désormais construits en bois comme à Mellingen, dans le canton d’Argovie, où se trouve le «Neugrün», le plus grand ensemble d’immeubles en bois du pays. Tous les segments du secteur de la construction en bénéficient, à en croire l’Office fédéral de l’environnement. Son dernier rapport indique que la plus forte hausse concerne les appartements et les bâtiments commerciaux, notamment les plus petits. Et la tendance se retrouve pour les extensions ou les rénovations engagées par des particuliers.

Si le surcoût des matériaux proprement dits reste une réalité, particulièrement pour les isolants naturels, la facture finale est réduite grâce à des durées et des coûts de construction inférieurs à ceux des chantiers classiques. «Un bâtiment en bois est 60% plus léger qu’une construction classique, rappelle Andrea Bernasconi. Les frais d’acheminement et les temps de construction et de manipulation s’en trouvent nettement réduits. Il n’a fallu que cinq mois pour achever le gros œuvre du siège de Tamedia.»

En définitive, les constructions en bois atteignent des prix sensiblement équivalents à ceux des bâtiments dits traditionnels, en parpaings ou en briques. D’autant que les clients s’y retrouvent à long terme, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises: les matériaux naturels limitent les consommations d’énergie et de chauffage.

Tous ces atouts mènent les architectes à estimer que la vogue actuelle est une tendance durable. Ils observent une progression continuelle des certifications destinées à garantir la qualité et la provenance des produits utilisés, contribuant à lever les derniers doutes d’un public déjà conquis. Et les réalisations se multiplient dans les domaines les plus variés: les salines Schweizer-Rheinsalinen ont récemment construit le plus grand dôme en bois d’Europe pour stocker leur sel en hiver. A Bienne, Shigeru Ban — encore lui — a imaginé le futur bâtiment de Swatch. Conçu sur la base d’une charpente en bois toute en courbes entrelacées, le bâtiment sera achevé à l’été 2015.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).