LATITUDES

La tyrannie du bonheur obligatoire, selon Pascal Bruckner

«Nous sommes la première société dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux», écrit l’essayiste dans son dernier livre, «L’euphorie perpétuelle». Une lecture recommandée.

«Il entre, dans l’abomination que certains écrivains helvètes vouent à leur pays, une complaisance qui fait sourire (…). On s’ennuie peut-être en Suisse, mais la monotonie n’est pas l’enfer ni le goulag.»

S’il vous arrive de partager le sentiment des «écrivains helvètes» dont parle ci-dessus Pascal Bruckner (il s’agit, en particulier, de Fritz Zorn), vous êtes peut-être victimes du syndrome qu’il décrit dans son dernier essai, «L’euphorie perpétuelle» (Grasset). Ce syndrome, c’est la tyrannie du bonheur. Pascal Bruckner le résume en ces termes: «Nous sommes la première société dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux.»

L’idée soutenue par l’essayiste français, c’est qu’à force d’avoir fait du bonheur un idéal absolu, nous nous sommes condamnés à être malheureux. L’«obligation d’être heureux» est paradoxalement devenue une source d’angoisse et de misère morale.

Nous vivons en effet depuis le XVIIIe siècle dans le culte du bonheur à tout prix. Comme nous ne croyons plus à la vie après la mort, nous exigeons le paradis sur terre.

Les utopies de gauche et l’utilitarisme bourgeois se rejoignent sur ce point. «Tout tout de suite» et «jouir sans entraves», disaient les slogans en Mai 68. «Concilier réussite professionnelle, amoureuse, familiale, sociale, santé, beauté, etc.», demande-t-on plus prosaïquement aujourd’hui. Or, poursuit Bruckner, obsédés par cet idéal de perfection, nous méprisons tout ce qui n’est pas à sa hauteur. Nous ne nous sentons jamais assez riches, beaux, jeunes, en bonne santé, intelligents ou sexuellement satisfaits.

L’idée de ne pas vivre dans un nirvana perpétuel nous fait paniquer. Et comme, constate-t-il, «les 80% de notre vie sont faits de moments neutres, ni heureux ni malheureux», nous sommes contraints de nous avouer, en privé, la triste vérité: notre quotidien est banal et ennuyeux. La crainte que les autres soient plus heureux est ainsi à la base des deux grandes passions démocratiques: l’envie et la jalousie.

L’obsession du bonheur nous empêche donc de jouir vraiment. Comme le dit l’écrivain new-yorkais William Burroughs, cité par Bruckner, à propos de l’héroïne: «Un désir insatiable rend la volupté inatteignable.» Cette dépendance expliquerait pas mal de phénomènes contemporains: le Viagra et les accros du Net, le Prozac et le Dalaï-Lama, les yo-yos du Nasdaq et les seins siliconés.

Une conséquence de ce «nouvel ordre moral» (relayé par les «prêcheurs» que sont les magazines de mode et la publicité), c’est que la souffrance est devenue un scandale. Ceux qui n’affichent pas en public tous les signes extérieurs du contentement – les moches, les pâles, les bedonnants, les vieux, les timides, les déprimés – sont frappés de «mort sociale».

Au lieu de faire face à la douleur, de l’accepter comme une composante de la vie, on la refoule, on la cache comme une maladie honteuse. La maladie, la mort, le deuil sont devenus obscènes. Avoir le cafard est un péché.

Le dogme du bonheur crée encore un autre paradoxe. Alors que l’Occident connaît le niveau de vie le plus élevé de son histoire, les plaintes et les récriminations des citoyens n’ont jamais été aussi nombreuses. La multiplication des procès, les revendications des minorités, les manifs de mécontents illustrent toutes la même mentalité: les gens croient que le bonheur leur est dû.

On se scandalise parce qu’il y a encore du malheur, malgré toutes les promesses du progrès. On demande à la société d’indemniser les victimes, comme on demandera bientôt à la génétique de supprimer la mort.

D’où les sarcasmes de Bruckner à l’égard les écrivains suisses. Ce ne sont que des «enfants gâtés» qui se plaignent d’être en enfer alors qu’ils vivent dans un pays de cocagne. (Sous l’angle du progrès économique et de la démocratie, la Suisse est peut-être l’utopie du XVIIIe siècle réalisée).

Les réfugiés, les ressortissants des pays pauvres, eux, ne font pas la fine bouche. La solution préconisée par Bruckner? Ce n’est pas de bichonner notre malheur, mais de revoir notre définition du bonheur: «Il ne s’agit pas d’être contre le bonheur mais contre la transformation de ce sentiment fragile en véritable stupéfiant collectif auquel chacun devrait s’adonner sous les espèces chimiques, spirituelles, psychologiques, informatiques, religieuses. (…) L’on connaît peut-être d’autant plus les beautés du monde, la chance, les plaisirs, la bonne fortune que l’on a déserté le rêve d’atteindre la béatitude avec une majuscule.»

——-
Pascal Bruckner, «L’euphorie perpétuelle» (Grasset).