LATITUDES

Les émoticônes détrônent les mots

Du smiley au doigt d’honneur, les émoticônes se sont multipliées et remplacent les mots dans les échanges numériques. L’«iconisation» du langage est en cours.

Smileys, émoticônes et emojis sont les peintures rupestres et hiéroglyphes de ce début de XXIème siècle. Dans les années 60, un sourire est créé pour inciter à l’optimisme, le smiley est né. Un rond jaune qui, en 1982, va se transformer sous l’impulsion de Scott Fahlman en émoticône (contraction d’émotion et d’icône).

Partant du constat que la communication en ligne, en l’absence de contact visuel et auditif, est difficile à interpréter, ce professeur en informatique américain propose une combinaison de caractères typographiques pour éviter les malentendus. Son symbole 🙂 s’enrichira rapidement de diverses autres expressions du visage puis de formes les plus diverses. Des «EmotiKarl» de Karl Lagerfeld, aux émoticônes religieuses, en passant par les émoticônes bricolées à partir de chats ou de selfies, l’imagination visuelle prend le pouvoir.

Les emojis (contraction des mots «image» et «lettre» en japonais), plus récentes, voient le jour au pays du Soleil-Levant. En juillet, la dernière version du Consortium Unicode (le standard d’encodage des caractères informatiques) s’est enrichie de 250 nouveaux emojis pour en compter au total plus d’un millier. Parmi la dernière «cuvée», on relèvera un sachet de frites, un pistolet, des WC, un homme en lévitation, une feuille de cannabis, un sapin de Noël et un doigt d’honneur. Des symboles graphiques destinés non plus uniquement à éviter de mauvaises interprétations de communication mais à compléter visuellement des messages textuels en apportant une touche de «fun».

L’application Emojli propose de limiter les échanges entre ses usagers aux seuls envois d’emojis. Une pratique certes minimaliste mais moins cependant que celle initiée par l’application Yo qui cartonne.

Chez Facebook, on entend donner un coup de jeune aux émoticônes en leur permettant de transmettre des émotions complexes telles que la contemplation, l’admiration, la détermination, le dévouement, la résignation ou la gratitude. Pour ce faire, Matt Jones de l’agence Pixar a été chargé de mettre au point un «langage universel» en se basant sur les travaux de Charles Darwin. Un projet ambitieux annoncé en grande pompe l’an dernier mais dont on reste sans nouvelle depuis.

Un langage visuel universel se concocte-t-il à notre insu? Déjà notre cerveau semble avoir enregistré les prémices de l’implantation d’un nouveau mode de communication. Publié dans la revue «Social Neuroscience», l’étude menée par Owen Churches, un docteur en psychologie australien, l’attesterait. En 2014, «lorsque le cerveau voit deux points et un tiret suivi d’une parenthèse, il voit un vrai visage qui lui sourit.»

Une série d’émoticônes a été présentée aux participants de la recherche. Lorsque les smileys s’affichaient, un signal particulier (intitulé N170) a été observé dans leur lobe occipital. «Il s’agit du même processus cognitif par lequel le cerveau analyse une image pour y détecter et identifier un visage (…) Les émoticônes sont une nouvelle forme de langage que nous produisons, et pour décoder ce langage nous avons produit un nouveau modèle d’activité cérébrale», explique Owen Churches. «Il n’y a pas de réaction neurale innée aux émoticônes chez les bébés. Avant 1982, il n’y avait aucune raison pour qu’un 🙂 active des zones sensibles du visage dans le cortex, mais maintenant c’est le cas parce que nous avons appris que cela représente un visage. C’est une réaction neurale totalement créée de manière culturelle. C’est vraiment incroyable», ajoute-t-il.

La mise à disposition d’un arsenal d’émojis et d’émoticônes détrône mots et phrases dans les échanges numérisés. Ces hiéroglyphes 2.0 éclipsent pauvreté du vocabulaire, orthographe, grammaire et syntaxe déficientes. Et puis, autre avantage, «les mots divisent, les images unissent». Cette devise était celle d’Otto Neurath, un philosophe autrichien du début du siècle passé. Désireux de créer, lui aussi, un langage non verbal universel, l’Isotype.

Simples accessoires au langage écrit ou nouveau langage à part entière, les émoticônes détrôneront-elles demain les mots? Si une «iconisation» de la conversation est en cours, on ne saurait limiter les échanges humains à la seule communication d’émotions. Ashutos, un jeune homme de New Dehli en a fait l’expérience. Devenu incapable de communiquer sans émoticônes, il est tombé malade. Ses médecins ont posé le premier diagnostic de «Obsessive Emoticon Disorder», OED. Une pathologie qu’ils souhaitent voir figurer dans la liste des troubles mentaux, car persuadés qu’elle fera prochainement bien d’autres victimes.