LATITUDES

To frack or not to frack

La révolution américaine du gaz de schiste peut-elle se répéter en Europe?

N’empoisonnez pas mes enfants!» La pancarte d’un manifestant à Barton Moss près de Manchester (G.-B.) exprime le mécontentement public à l’égard de la fracturation hydraulique, ou fracking. Pour ses détracteurs, cette technologie d’extraction de gaz naturel pourrait provoquer des séismes, polluer l’eau potable et défigurer la campagne.

A Barton Moss, l’entreprise d’énergie IGas creuse des puits de forage pour découvrir si les formations poreuses de roche de schiste contiennent du gaz. Pour exploiter ces ressources, l’entreprise devrait forer le schiste verticalement (peut-être sur plusieurs kilomètres), puis horizontalement, avant d’injecter de l’eau et des produits chimiques à haute pression pour le briser et libérer le gaz, qui remonterait à la surface.

Le fracking a eu un impact considérable aux Etats-Unis: le prix du gaz domestique s’est effondré. Le secteur totalise déjà un million d’emplois et contribue au PIB du pays à hauteur de 76 milliards de dollars. Avec des ressources en gaz de schiste estimées entre 10’000 et 45’000 milliards de m3, les Etats-Unis sont sur la voie de l’indépendance énergétique.

Selon ses défenseurs, cela pourrait également arriver en Europe. La région posséderait entre 2’000 et 18’000 milliards de m3 de gaz de schiste récupérables. Mais ces chiffres ne sont qu’indicatifs: en Pologne, les estimations initiales de 5’300 milliards de m3 ont été divisées par dix. Au contraire, l’entreprise Cuadrilla a annoncé en mars 2014 que le Royaume-Uni (qui a levé à la fin de 2012 son moratoire d’un an sur le fracking) pourrait avoir des réserves de gaz de schiste équivalentes à 9’000 milliards de m3, suffisantes pour fournir le pays pendant un siècle.

De nombreux pays sont opposés à cette méthode de forage. La France et la Bulgarie l’ont bannie pour des raisons environnementales. «De nombreux pays attendent de voir ce que va faire le Royaume-Uni», déclare Liam Herringshaw, membre de ReFINE, un consortium de recherche de l’Université de Durham créé en novembre 2013 pour étudier les inquiétudes liées au fracking.

Les préoccupations majeures concernent les risques sismiques ainsi que les fluides utilisés pour la fracturation, un cocktail de produits chimiques qui pourraient contaminer les nappes phréatiques. «Environ la moitié des fluides remonte à la surface, mais on ne sait pas où va l’autre», explique Liam Herringshaw.

L’eau qui remonte des profondeurs souterraines peut également transporter des isotopes radioactifs contenus dans la roche. «Vous ne voudriez pas la boire», reconnaît Zoe Shipton, géologue à l’Université de Strathclyde et coauteur en 2012 d’un rapport sur le gaz de schiste pour la Royal Society et la Royal Academy of Engineering britanniques. Mais elle ajoute que les traces de ces éléments chimiques sont ténues, et qu’ils sont facilement éliminables avec les méthodes de traitement conventionnelles.

Pour elle, les débats passionnés autour des séismes et des produits chimiques ont occulté des questions plus importantes. Un risque réel est que le méthane s’échappe dans les couches de roche avoisinantes en remontant le long des puits. Pour éviter ce problème, ces derniers sont recouverts d’acier et de béton. Pourtant, des chercheurs américains ont trouvé l’année dernière des traces de méthane dans 80% des nappes d’eau potable peu profondes près des sites de fracking testés. Ils ont conclu que le méthane devait se répandre dans l’eau via des puits mal isolés, un problème assez simple à résoudre. Et si le méthane s’échappe dans l’atmosphère, il agit comme un gaz à effet de serre puissant. Une récente étude américaine a montré que les puits les plus anciens fuyaient beaucoup alors que les nouveaux, dotés de mesures de contrôle des émissions, retenaient 99% du méthane.

«La fracturation hydraulique existe depuis plus de soixante ans, tempère Johann Plank, spécialiste des fluides de fracking à la Technische Universität München (TUM). Plus d’un million de fracturations ont été faites sans incidents graves. Elles représentent un risque moins élevé que le forage, également nécessaire pour l’exploitation de ressources fossiles traditionnelles.»

La plus grande crainte est certainement que la combustion du gaz de schiste contribue au changement climatique. Aux Etats-Unis, son utilisation a permis de faire baisser les émissions de dioxyde de carbone en remplaçant le charbon. Mais ce dernier ne disparaît pas, soutient Zoe Shipton: il est exporté et brûlé ailleurs, notamment en Europe.

Trop de gens trop près des puits

Le débat autour du fracking porte sur la sécurité, mais les politiciens doivent aussi considérer des questions plus larges pour savoir si le modèle américain peut être suivi en Europe, explique Arnoud van Waes. Ce chercheur en évaluation des technologies au Rathenau Institute de La Haye, a coécrit avec des chercheurs de l’Eindhoven University of Technology un rapport stratégique sur le gaz de schiste en 2013. Le fracking implique de la pollution sonore et la présence de véhicules lourds. Or, la plupart des pays européens ont une densité de population plus élevée qu’autour des sites de fracking d’Amérique du Nord, et perçoivent donc cette technique comme une nuisance. L’opinion publique est loin d’être gagnée. «En Allemagne, la fracturation hydraulique a eu dès le début une très mauvaise presse», glisse Johann Plank de TUM.

Les conditions économiques sont aussi très différentes. L’industrie du forage terrestre est déjà bien implantée aux Etats-Unis et les opérations peuvent être réalisées rapidement et à moindres coûts. Les propriétaires terriens possèdent généralement les droits miniers sur leurs propriétés, ce qui les incite à autoriser les entreprises à forer. En Europe, ces droits appartiennent souvent aux Etats et les locaux ne voient pas de bénéfices financiers immédiats.

Le gaz de schiste n’est pas forcément moins cher que le gaz conventionnel. Son essor a fait baisser les prix du gaz aux Etats-Unis, car les plus grandes réserves ont été exploitées en premier. «Cette baisse était la conséquence d’un surplus d’offre sur le marché, souligne Arnoud van Waes. A long terme, les avantages économiques ne sont pas si clairs.»

Un rapport de 2013 rédigé pour le Post Carbon Institute de Santa Rosa en Californie suggère que la révolution du gaz de schiste aux Etats-Unis pourrait être de courte durée. Les coûts de production commencent à rattraper ceux du marché et les puits ne sont souvent utilisés que quelques années.

Pour toutes ces raisons, le fracking risque de se développer lentement en Europe. «Cela dépendra vraiment de l’économie, de la politique et de l’acceptation sociale», commente Zoe Shipton. Mais l’annexion de la Crimée par la Russie, qui fournit près de 40% du gaz de l’UE, a remis l’indépendance énergétique au centre des préoccupations politiques. Elle pourrait donner des arguments aux défenseurs du gaz de schiste.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 1 / 2014).