KAPITAL

Je lance mon entreprise sans quitter mon emploi salarié

Les risques liés à la création d’une société encouragent certains entrepreneurs à garder une activité salariale. Ils lancent leur nouvelle entreprise à temps partiel. Une double vie professionnelle qui demande de la discipline.

«JH, bonne situation, appartement plein centre, cherche Princesse pas trop chiante.» En brodant ce type d’inscriptions amusantes sur t-shirts et sacs à main au début des années 2000, les soeurs Mélanie et Soizic Romero n’avaient certainement pas conscience qu’elles étaient en train de faire leurs premiers pas dans le monde de l’entreprenariat. D’autant plus qu’à l’époque, les deux jeunes femmes, originaires de Grandson (VD), étaient employées, en tant que gestionnaire et assistante marketing dans une banque privée. «Nos accessoires se sont rapidement bien vendus, se souviennent-elles. Seulement, nous n’étions pas prêtes à arrêter nos jobs respectifs pour nous lancer à plein temps dans le développement de notre label.»

C’est un manque de confiance en la viabilité sur le long terme de leur commerce qui les conduira à rester pendant six ans «entrepreneuses à temps partiel»: mi-salariées, mi-indépendantes, jusqu’à ce que Royaume Melazic, leur société, soit suffisamment installé pour leur assurer un revenu convenable.

De nombreux Romands se lancent à temps partiel dans la création de leur entreprise. «Ce choix, relativement fréquent, est souvent motivé par la prudence économique, remarque Bastien Bovy, coach en création d’entreprise au sein de Genilem, association qui accompagne le lancement de start-up. L’entreprenariat à temps partiel attire avant tout les personnes ayant des enfants à charge ou qui ne disposent pas d’économies suffisamment importantes pour pouvoir se passer pendant plusieurs mois d’un salaire.»

Pour anthony Montes, directeur adjoint au département de la promotion de la Fédération des entreprises romandes Genève, se lancer dans l’entreprenariat à temps partiel représente un atout considérable: «En réduisant la problématique pécuniaire, on privilégie la qualité. Car si un entrepreneur ne peut compter que sur le revenu de sa start-up, il aura tendance à revoir ses tarifs à la baisse pour trouver de premiers clients ou à accepter un mandat qui ne correspond pas à ce qu’il a vraiment envie de faire.» «Ce choix permet aussi de tester son idée, prendre la température d’un secteur, avant de s’y lancer pleinement», ajoute anthony Montes. Si l’expérience est négative, l’entrepreneur ne se retrouve ainsi pas sans emploi.»

Ne pas rompre la confiance

Faut-il parler à son employeur de son activité entrepreneuriale menée en parallèle à son emploi? Les spécialistes interpellés sont unanimes: il est vivement recommandé de faire preuve de transparence vis-à-vis de sa hiérarchie pour éviter tout conflit. «Dès que l’on inscrit une entreprise au registre du commerce, l’information devient publique, note Bastien Bovy. L’employeur risque d’une manière ou d’une autre de l’apprendre.»

L’employeur pourrait invoquer une violation de l’article 321a, alinéa 3, du code des obligations pour justifier un licenciement. Ce texte stipule que «pendant la durée du contrat, le travailleur ne doit pas accomplir du travail rémunéré pour un tiers dans la mesure où il lèse son devoir de fidélité et, notamment, fait concurrence à l’employeur». «L’employé peut occuper son temps libre comme il le souhaite, à condition qu’il ne brise pas la confiance qui règne entre lui et son employeur», précise Rémy Wyler, professeur de droit du travail à l’Université de Lausanne.

Le risque de concurrence est évidemment plus important lorsqu’un employé se lance dans le même secteur d’activité que celui de l’entreprise qui l’emploie. Rémy Wyler se souvient d’un cas, survenu en 1995, qui opposait un styliste à son employeur. «Salarié à 50%, il souhaitait ouvrir son propre atelier pour occuper son mi-temps. Son employeur l’a licencié avec effet immédiat, décision confirmée par le Tribunal fédéral, qui estimait que, par sa double activité, l’employeur ne pouvait plus compter sur l’exclusivité des créations de son employée.»

Pour se prémunir contre ce genre de conflit, «la meilleure chose est d’en parler à ses supérieurs et d’obtenir leur accord par écrit, même par un simple mail, et de respecter par la suite les critères de fidélité et de non-concurrence», conseille Rémy Wyler. Les deux parties peuvent aussi convenir de certaines conditions. «Un professeur de musique employé par un conservatoire quelques heures par semaine, qui désire aussi enseigner ailleurs ou à son propre compte, peut par exemple se mettre d’accord avec son employeur sur le fait qu’il ne donnera pas de leçons dans la même ville. Ainsi, le risque de concurrence sera moindre.»

Le double statut professionnel de l’entrepreneur à temps partiel se reflète, en toute logique, dans ses déclarations fiscales. «Les entrepreneurs ayant constitué leur entreprise sous la forme d’une Sa ou d’une Sàrl deviennent employés de leur propre structure, rappelle Myriam Nicolazzi, spécialiste en conseil fiscal aux entrepreneurs et aux entreprises, basée à Genève. Leur revenu professionnel imposable consistera en deux salaires reçus de deux employeurs distincts, soit la part d’indépendant et la part de salarié.»

Chaque déduction fiscale doit faire du sens économiquement, précise Myriam Nicolazzi. «Si l’on effectue un trajet d’une ville à une autre tous les jours pour se rendre de son domicile sur ses deux lieux de travail, ce trajet ne devra être déduit qu’une seule fois.»

Quant aux éventuelles pertes enregistrées lors des premiers mois de lancement d’une activité, elles sont en principe déductibles du revenu imposable. «Si les pertes se poursuivent pendant plusieurs années, l’administration fiscale risque d’intervenir pour avoir davantage de détails sur le développement du projet», met en garde la spécialiste.

Dans la même logique, l’entrepreneur à temps partiel paie, au pro rata de ses différents revenus, les assurances sociales obligatoires. Concernant l’assurance-accident obligatoire, l’entrepreneur doit faire un choix. «Si un individu travaille huit heures ou plus par semaine au sein d’une entreprise, l’assurance accident de son employeur couvre d’éventuels coûts de soins liés à un accident, même lorsque celui-ci se déroule en dehors du lieu de travail, rappelle Yacine Boutef, conseiller en assurance chez Aswell Conseil, à Genève. Autrement dit, s’il se blesse en travaillant dans sa propre structure ou en s’y rendant, l’assurance-accident de son employeur couvrira les frais de soins.»

En revanche, si l’individu ne peut pas travailler suite à un accident, l’assurance de l’employeur ne verse logiquement des indemnités de salaire qu’à hauteur du pourcentage effectué chez l’employeur en question. A l’entrepreneur donc de choisir s’il souhaite contracter une deuxième assurance pour compenser son salaire d’indépendant en cas d’incapacité de travail.

Gérer une double vie

Au-delà de la rigueur administrative que requiert ce double statut, une discipline personnelle s’impose. «Je tiens à ce que mes clients ne ressentent pas ma disponibilité «à temps partiel», note Natalie Bindelli, de l’atelier de graphisme genevois Cana. Je dois parallèlement tenir mes engagements auprès de mon employeur. Il faut donc être prêt à effectuer, au total, bien plus qu’un 100%, et faire preuve d’une grande motivation pour être efficace sur tous les plans.»

L’entrepreneur doit aussi prendre l’habitude de gérer deux agendas et deux lieux de travail, ce qui implique de régulièrement transporter d’un endroit à l’autre certains documents indispensables tout au long de la semaine.

Sans flexibilité et organisation, le projet de création d’une entreprise stable risque fortement de ne pas aboutir. «Le filet de sécurité économique constitué par le revenu fixe ne doit pas empêcher l’entrepreneur d’avancer dans son projet personnel, estime Bastien Bovy. Dès le départ, il est nécessaire de se fixer des objectifs: combien de temps est-ce je me donne pour créer une entreprise rentable? Quel revenu minimum dois-je dégager pour me lancer à 100%?» Sans oublier les multiples questions que tout entrepreneur doit se poser avant de se lancer. Car l’entrepreneur à temps partiel reste un entrepreneur comme les autres. Un job en plus.
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TEMOIGNAGES

ROYAUME MELAZIC
«L’idéal, c’est d’être employé à 60%»

Dans la jolie boutique de Mélanie et Soizic Romero, située à la rue de la Madeleine à Lausanne, règne une odeur de cupcakes fraîchement sortis du four. En observant t-shirts, sacs, tabliers et autres objets de déco ou de papeterie aux slogans amusants, évoquant toujours un univers de princes et de princesses, rien ne laisse penser que leurs créatrices, deux soeurs âgées de 31 et 29 ans, ont d’abord évolué dans une banque privée.

Elles lancent leur label en 2005 et, l’année suivante, sont engagées en tant que salariées de la banque. «Nous avons bien sûr prévenu notre employeur que nous avions créé le Royaume Melazic. Mais notre manque de confiance en tant qu’entrepreneurs nous empêchait d’en parler ouvertement, nous pensions que cela aurait pu être mal perçu», explique Soizic Romero.

L’une et l’autre travaillent à 80% pour développer leur affaire en parallèle. Le 20% restant ne suffit pas pour faire grandir leur société. «Nous avons dû sacrifier notre temps libre et nos vacances pour y parvenir, se souviennent-elles. En fait, quand nous nous sommes investies entièrement dans notre business, en 2012, nous avons enfin pu prendre des vacances!» Les soeurs estiment que «l’idéal pour monter une entreprise est d’avoir un emploi à 60%».

Alors qu’au départ Melazic n’était qu’un site internet proposant des t-shirts, les deux jeunes entrepreneuses ont été coachées entre 2007 et 2010 par Genilem, une association qui aide les jeunes entreprises à se développer: «ils nous ont aidées à canaliser nos idées et notre affaire a grandi.» après les banques privées, Mélanie et Soizic Romero ont travaillé pour cette même association, toujours à 80%, avant de prendre leur envol en 2012. Car depuis 2009, le chiffre d’affaires a doublé chaque année, jusqu’à leur permettre d’ouvrir la boutique en juin 2013. «Cela n’aurait pas été possible si nous n’avions pas été investies pleinement». Aujourd’hui, elles y animent aussi des ateliers de pâtisseries et emploient une douzaine de personnes.

Les deux soeurs partagent le même avis sur leur parcours: «Si nous devions recommencer, nous ne ferions pas autrement. Au départ, c’était frustrant, car nous faisions beaucoup d’efforts pour peu de résultat. Seulement cela nous a permis de grandir et de devenir des entrepreneurs doucement, mais sûrement, et d’éviter le risque de partir à zéro sans garantie de salaire.»
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CANA
«Mon employeur devient mon client»

«Pendant près de huit ans, j’ai aidé mes clients à créer leur entreprise. A un certain moment, je me suis dit que c’était à moi de me lancer dans l’aventure!» En 2010, Natalie Bindelli, designer en communication visuelle de formation, choisit de fonder sa société progressivement. Employée en tant que responsable de la communication à 100% au sein des Plates-formes Sodi, une entreprise genevoise qui propose divers services aux gérants de fortune indépendants, elle consacre son temps libre à la création d’un atelier de graphisme. «Chaque semaine, je retrouvais mon associée Caroline Fischer dans ma cuisine pour échanger des idées.»

L’année 2012 sera décisive: Natalie Bindelli, de retour de congé maternité, demande de réduire son temps de travail à 40%, loue des bureaux et crée une Sàrl, baptisée Cana, en référence aux prénoms des deux fondatrices. «J’ai conservé mon activité salariale pour assurer mes arrières, explique-t-elle. Avec deux enfants, il restait indispensable que je contribue au budget familial, même si mon mari m’a toujours soutenue.»

Dès le départ, cette jeune mère de famille en parle à ses supérieurs, qui la soutiennent. «Nous l’avons encouragée dans cette voie, confirme Maurice Levy, directeur des Plates-formes Sodi. Nous savions que Natalie était une employée intègre et rigoureuse, dont la deuxième activité ne nuirait pas à son implication chez nous.»

Au fil des mois, les mandats s’accumulent grâce au bouche-à-oreille et aux concours, auxquels les deux jeunes femmes participent, et qu’elles remportent. «Depuis le début de cette année, notre chiffre d’affaires nous permet de payer nos frais fixes et de me verser un salaire équivalent aux 40% que je gagne en tant que salariée.» Natalie Bindelli a choisi de démissionner pour se consacrer à temps plein à son atelier de graphisme. «Dès le mois de mai, les Plates-formes Sodi ne sera plus mon employeur, mais mon client. J’effectuerai des mandats de graphisme et communication pour eux à travers mon entreprise.» Maurice Levy estime que la double activité menée par son employée pendant près de trois ans a été bénéfique pour sa propre entreprise: «Le fait qu’elle ait pu s’exposer à des problématiques très éloignées de notre quotidien lui ont permis d’élargir ses connaissances et son approche des problèmes.»
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GEO-INFLUENCE
«J’ai pu agir sans aide ou appui, ni conflit»

Yann Lehmans, 41 ans, a créé son entreprise en 2003, sans aucune hâte. «Parallèlement, j’ai commencé un travail à 80% au sein de l’Office fédéral de la communication. Geo-influence, mon business spécialisé dans l’installation de sonorisations et d’écrans informatifs et publicitaires contrôlables à distance, n’était pas voué à démarrer au quart de tour.»

A la Confédération, Yann Lehmans est alors chargé des concessions pour le paysage audiovisuel romand privé. Y avait-il un possible conflit d’intérêts entre son employeur et son activité d’indépendant? «Mon entreprise touche un domaine d’activités hors du champ de compétences de l’Etat, ce qui signifie que j’ai pu agir librement, sans aide ou appui, ni conflit, avec mon employeur», note Yann Lehmans.

Il travaille en tant que salarié à 80% pendant cinq ans, puis, en 2008, il baisse son temps de travail à 50%. Yann Lehmans estime que le désavantage majeur de cette situation a été la contrainte au niveau des horaires pour rencontrer ses clients. Il ne regrette pas ce choix. «Sans ce revenu garanti, la situation aurait été difficile. Mon emploi m’a assuré un salaire pour pouvoir développer mon entreprise à côté, confortablement.»

Sa fierté est d’avoir pu se mettre à son compte à plein temps en 2010, malgré la mauvaise conjoncture mondiale, lorsque le revenu dégagé par Geo-influence a dépassé celui de son emploi à l’Office fédéral de la communication. Aujourd’hui, la société compte une trentaine de clients en Suisse romande, parmi lesquels des centres commerciaux et la Compagnie générale de navigation. Yann Lehmans est le seul employé de son entreprise, et sous-traite du travail à une vingtaine de vendeurs de plusieurs agences de la région.

«Si le processus a été long, cette double vie n’a pas été un frein à mon entreprise, bien au contraire. Cela m’a permis d’établir un cadre de travail pour évoluer intelligemment et avec précaution.»
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Collaboration: Bartek Mudrecki

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.