TECHNOPHILE

Les neuf milliards de noms de Google

Tel l’arroseur arrosé, le géant américain s’indigne des interceptions menées par la NSA de ses communications internes. Tout en agissant de même avec ses utilisateurs.

Avec ses révélations fracassantes sur les surveillances menées par la NSA et par son homologue britannique, le GCHQ, Edward Snowden est considéré comme un donneur d’alerte, un nerd, un héros, un patriote ou un traître, selon avec qui vous parlez. Lui-même représente un symptôme éloquent de ce nouveau panoptique orwellien: il fait partie du million de personnes ayant un accès «top secret» au système de surveillance des Etats-Unis. Ainsi, environ un Américain sur 300 s’avère être un espion de haut vol — une statistique stupéfiante qui questionne sérieusement le système d’embauche des services d’espionnage contemporains ainsi que leurs pratiques.

Pendant ce temps, l’administration américaine tente piteusement d’expliquer pourquoi elle a mis sur écoute les téléphones portables de ses alliés. Le président Obama clame de manière peu plausible (ou très gênante) qu’il ignorait l’identité des cibles visées; la Chine exporte des clubs de golf et des machines à café équipées de puces Wi-fi capables d’infecter des ordinateurs portables dans les chambres d’hôtels; Julian Assange reste pelotonné sur son futon à l’ambassade d’Equateur à Londres; Mark Zuckerberg se plaint d’une archive en ligne de ses déclarations publiques mise en place par des hacktivistes; le groupe Anonymous utilise une armée de bots virtuels pour rendre sa propre justice à dose homéopathique; Kim Dotcom prépare depuis son exil néo-zélandais un nouveau service de cryptage destiné au grand public; les sociétés de téléphonie mobile et les fournisseurs d’internet font le dos rond en espérant échapper aux plaintes de leurs clients; et le «Guardian» tente d’éviter les foudres de la justice britannique…

Suffisamment d’ingrédients pour imaginer un nouveau Ring des Nibelungen monumental et, bien sûr, basé sur les données. Le cas de Google est le plus révélateur des paradoxes de ce Zeitgeist. L’entreprise américaine s’est officiellement indignée de l’interception par la NSA de ses communications internes. L’ironie de l’histoire a-t-elle vraiment échappé à l’entreprise californienne, régulièrement accusée de siphonner les données privées sans l’assentiment de ses usagers? Qu’elle se lamente aujourd’hui qu’une autre organisation lui fasse subir le même traitement rappelle la fable de l’arroseur arrosé.

C’est là la grande nouveauté historique de cette surveillance fluide et totale: l’intrication des intérêts commerciaux et gouvernementaux. Qu’il s’agisse de lutte contre le terrorisme ou de l’amélioration de services aux consommateurs, le résultat est le même: la croissance exponentielle des données du Big Data, qui sont récoltées et exploitées sans l’approbation de ces milliards de TDP’s («tiny data points») que nous sommes.

Bien élevés, les espions d’antan fouinaient dans leurs poches respectives, alors qu’aujourd’hui ils scrutent secrètement nos paquets de données. Cette fouille à distance a donné naissance à une nouvelle forme d’individu: celui qui — au grand dam d’un Benjamin Franklin — se montre prêt à échanger la liberté non pas contre la sécurité (qui n’est de plus qu’apparente), mais simplement contre de meilleures suggestions pour son prochain marathon de films visionnés en streaming.

Dans la fameuse nouvelle d’Arthur C. Clarke «Les Neuf milliards de noms de Dieu», un groupe de moines bouddhistes rassemblés dans un lieu retiré utilise un superordinateur pour établir tous les noms possibles du grand architecte céleste. Lorsque la machine achève d’identifier les 9 milliards de possibilités, les étoiles commencent à s’éteindre une à une dans le ciel. Alors que nous produisons des données encore plus rapidement que de CO2, de bouteilles en PET et de films d’Adam Sandler, personne ne peut prédire à quel moment les ordinateurs du monde entier arriveront à la fin de leurs calculs mystérieux et provoqueront l’extinction des feux en un clin d’œil.

Personne, à part peut-être Edward Snowden.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (no 23).