KAPITAL

Quand les expatriés deviennent entrepreneurs

On compte de plus en plus de PME lancées par des internationaux installés en Suisse. Ceux-ci proposent des services avant tout destinés à leur communauté, une clientèle au fort potentiel.

Cours de jardinage, services de santé ou encore de garde d’enfants se multiplient le long de l’arc lémanique. Et bien souvent, les entreprises qui offrent ces prestations n’ont pas été créées par des Suisses. A leur tête, on trouve ceux que l’on baptise communément des «expatriés» ou des «internationaux», qui ont su identifier des niches économiques auprès de leurs pairs. Parmi ces entrepreneurs d’un nouveau genre, il y a fréquemment des époux et épouses venus en Suisse pour accompagner leur conjoint.

«Ces personnes avaient un travail intéressant dans leur pays d’origine et souhaitent continuer à utiliser leurs compétences dans une langue qu’ils maîtrisent», analyse Jos Van Megchelen, elle-même expatriée et cofondatrice de la foire Léman Expat Fair. Dans les nombreux blogs et forums dédiés à la communauté des expatriés, on constate l’apparition de services proposés par des jeunes mères, surnommées les «mompreneurs».

Mais on trouve également une autre catégorie d’entrepreneurs: des anciens employés de multinationales ou d’organisations internationales. «Il s’agit de personnes arrivées en fin de contrat qui souhaitent rester en Suisse ou qui ont quitté leur emploi pour devenir indépendants», raconte Edward McGaugh, directeur d’Expat-Expo, une foire destinée aux entrepreneurs expatriés qui se tient une fois par année dans cinq villes à travers le pays. Il constate par ailleurs une demande croissante du nombre d’exposants et de visiteurs. Lors de sa première édition en 2006, son événement à Genève comptait une trentaine d’exposants. Il en accueille désormais 130.

Si les entreprises créées par les expatriés rencontrent du succès, c’est aussi parce que les PME locales délaissent cette clientèle, malgré son potentiel évident. A la tête d’Expat Assistance, une agence de relocation, Christophe Arnoux relève que «les sociétés de la région ne savent pas toujours adapter leurs prestations aux besoins des internationaux. Pourtant, il existe des parts de marché intéressantes à prendre.» Ce potentiel commercial a été identifié très tôt par Nir Ofek, fondateur du site pour expatriés Glocals.com: «Les expatriés représentent un public-cible attrayant, parce qu’ils cherchent à connaître de nouveaux produits et endroits, mais aussi parce qu’ils ont un haut pouvoir d’achat.»

Parmi ces PME créées par et pour les expatriés, on trouve une multitude de services touchant à des domaines tels que l’éducation, la finance, la santé ou l’artisanat. Elles possèdent toutes un point commun: l’anglais. Le seul fait de proposer des prestations dans cette langue constitue un atout énorme. «D’autant plus si l’entrepreneur est de langue maternelle anglaise, ajoute Penny Fraser, médecin anglais et cofondatrice de HealthFirst (lire le témoignage ci-dessous). Il existe un besoin énorme de services dispensés en anglais. Quand on s’adresse aux expatriés, cela fait toute la différence.»

Au-delà de la langue, ces entrepreneurs internationaux bénéficient d’un autre avantage pour cibler leur clientèle: leur propre expérience d’expatriation. Etant eux-mêmes passés par cette étape, ils ont conscience des problématiques liées à la vie quotidienne en Suisse. Jos Van Megchelen l’explique: «En tant qu’expatrié, ayant vécu le déménagement, la vie dans un pays où l’on recommence tout à zéro, loin de sa famille et de ses amis, on arrive à percevoir ce dont nos pairs ont besoin.» Parmi ces nécessités spécifiques figurent notamment des services adaptés à un emploi du temps chargé. «Ces personnes travaillent pour des multinationales ou de grandes organisations, où elles ont des horaires étendus. Il ne suffit donc pas de proposer des services en anglais, mais aussi des prestations dont elles peuvent bénéficier le soir ou les week-ends», précise Christophe Arnoux.

«Parce qu’ils partagent un parcours similaire, les expatriés font également confiance aux services proposés par d’autres membres de leur communauté», ajoute Nir Ofek de glocals.com. Ces entrepreneurs n’ont donc pas besoin de déployer de grands moyens marketing pour promouvoir leur activité. Ils peuvent compter sur le puissant effet du bouche-à-oreille, canal particulièrement efficace au sein de cette communauté. «Le monde des expatriés est très connecté. Ils se parlent beaucoup entre eux parce qu’ils font partie des mêmes clubs, ont leurs enfants dans les mêmes écoles ou travaillent au sein des mêmes multinationales», explique Edward Mcgaugh, directeur d’Expat-Expo. Un moyen efficace que confirme Nir Ofek, également à la tête de Buyclub.ch, un site d’achat groupé: «C’est le principal moyen de communication parce que les expatriés réseautent beaucoup. Ils aiment se faire recommander des adresses ou prestations que d’autres ont déjà testées.»

Les entrepreneurs expatriés profitent aussi de faire connaître leurs activités en participant à des foires spécialement dédiées aux internationaux. «avec plus de 3000 visiteurs, dont une grande majorité d’expatriés, notre événement représente un outil important pour se constituer une clientèle», assure Jos Van Megchelen, de Léman Expat Fair. Ces rendez-vous permettent ainsi d’établir des liens avec d’autres sociétés internationales et débouchent parfois sur des partenariats. Comme ceux de la PME HealthFirst, qui collabore avec des ONG et des écoles internationales, à qui elle fournit des prestations de formation en premiers secours.
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TEMOIGNAGES

«Ils trouvent chez moi ce qu’ils sont habitués à trouver dans leur pays»

Marta Minuto Bracco est une «mompreneur». Cette expatriée italienne a créé son entreprise de pâtisserie à Neuchâtel, en profitant des réseaux de la communauté des expatriés locaux.

Marta Minuto Bracco confie volontiers que déménager dans un autre pays n’est pas facile: «il faut quitter ses proches et un pays qu’on aime.» Pour cette maman de deux enfants de 4 et 6 ans qui a suivi son mari à Neuchâtel, l’expérience de l’expatriation a cependant été l’occasion de réaliser son rêve de toujours: monter sa propre affaire de création de gâteaux. Lorsque cette diplômée des beaux-arts de 47 ans lance son entreprise en 2010, elle choisit de le faire depuis la maison. «A mon arrivée en Suisse, je souhaitais retravailler mais il était hors de question de cesser de m’occuper de mes enfants. Je suis donc devenue une vraie ‘mompreneur’. Cela me demande beaucoup d’investissement, car je dois être active sur les deux fronts: mon job et mes enfants.»

Grâce au bouche-à-oreille, à son site internet, ainsi qu’à des démonstrations dans de grands centres commerciaux comme Globus, Marta Minuto Bracco s’est rapidement constitué une clientèle, dont la grande majorité est composée d’expatriés: «Notre communauté possède son propre réseau. Nous échangeons beaucoup sur les forums d’expatrié. Le bouche-à-oreille à été pour moi la meilleure façon de faire connaître mon entreprise Rêves de sucre.» Vendus entre 100 et 150 francs, les gâteaux hauts en forme et en couleurs de Marta Minuto Bracco sont particulièrement appréciés des Anglo-Saxons. «Ils trouvent chez moi les pâtisseries qu’ils sont habitués à trouver dans leur pays.» Avec des demandes en augmentation constante, elle songe à déménager pour agrandir son atelier de cuisine et accroître sa production. «Pour l’instant, je dois régulièrement refuser des commandes par manque d’espace de production.» En attendant, elle prépare un livre sur la décoration de pâtisseries et travaille à l’ouverture de sa propre école.
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«Les expatriés ne connaissent ni la langue ni le système de santé suisse»

Penny Fraser, médecin d’origine anglaise, a créé une structure qui répond aux questions de la communauté anglophone en matière de santé. Comment dit-on chicken pox en français?

«Comment dit-on chicken pox (varicelle) en français? Quel est le numéro des urgences?» Arrivée en Suisse il y a bientôt dix ans, Penny Fraser s’est rapidement rendu compte qu’il y manquait une structure de conseil médical pour la communauté anglophone. «Lorsque les expatriés ont appris que j’étais médecin, ils se sont mis à me poser des questions sur leurs problèmes médicaux, ainsi que sur le système de santé suisse. J’ai réalisé qu’il existait une niche qui n’avait pas encore été exploitée. La majorité des expatriés se sentent désemparés face aux problèmes médicaux dans un pays dont ils ne connaissent ni le système de soins ni la langue.» En 2008, cette mère de deux enfants commence par donner des cours sur les maladies et lésions infantiles à un public anglophone. Elle est ensuite rejointe par une autre docteure, Michelle Wright, avec qui elle fonde HealthFirst en 2010.

Aujourd’hui, cette PME genevoise aide les particuliers à résoudre leurs problèmes de santé et propose des formations de secourisme aux écoles internationales, aux clubs de sport, aux grandes entreprises comme Procter & Gamble ou Barclays Bank, ainsi qu’aux organisations internationales. HealthFirst vient d’être reconnu comme le seul organisme anglophone autorisé à fournir la formation de premiers secours obligatoire pour tous les conducteurs en Suisse. «Depuis cinq ans, nous avons entraîné plus de 2000 personnes à la réanimation cardio-respiratoire et aux premiers secours, raconte Penny Fraser. Nous donnons également des cours d’éducation sexuelle, très demandés dans les établissements scolaires privés.»

Animé par huit professionnels de la santé, dont un psychothérapeute, un médecin urgentiste et une sage-femme, HealthFirst est active dans toute la Suisse romande. «Nous avons vécu une expansion économique importante cette année, confie Penny Fraser. Nous nous sommes fait connaître grâce à nos brochures présentes dans toutes les écoles et organisations internationales, aux réseaux sociaux, ainsi qu’au bouche-à-oreille.» En 2014, Penny Fraser et Michelle Wright souhaitent étendre leurs activités en Suisse alémanique et au Tessin.
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«Je veux créer un réseau de crèches dans toute la Suisse»

Les crèches multilingues Little Green House sont fréquentées par plus de 25 nationalités.

Barbara Lax a décidé de lancer son entreprise de crèches en 2010. Devenue maman un an auparavant, elle s’était alors rendu compte qu’aucune structure d’accueil de la région lémanique ne répondait à ses critères éducatifs. Cette expatriée viennoise arrivée en Suisse en 1997, ancienne experte en marketing chez Caterpillar, crée alors un concept de garderie multilingue (anglais, français, allemand), axée sur la nature et destinée principalement à une clientèle d’expatriés. «La Suisse est interna tionale et plus de la moitié de la population est étrangère. Pourtant, à l’époque, le créneau des crèches multilingues n’avait pas encore été exploité et l’offre pour un tel concept était inexistante.»

En 2011, Barbara Lax investit plus de 1,5 million de francs, dont une partie de ses propres économies, dans une première crèche à Gland. Elle enregistre dès le début un taux de remplissage de plus de 70% et ouvre une seconde crèche à Morges en mai 2013. Little Green House séduit de nombreux parents et est fréquentée par plus de 25 nationalités. «La plupart de nos clients ne parlent pas français. Ils savent à quel point parler plusieurs langues est essentiel pour réussir professionnellement et bien s’intégrer dans la société.»

Récompensée en juin 2012 par l’association Genilem comme la start-up la plus innovante de suisse romande, Little Green House enregistre déjà 2 millions de francs de chiffre d’affaires, seulement un an et demi après son ouverture. Suite à ce succès, Barbara Lax ne compte pas s’arrêter. Elle travaille à des projets d’implantation de nouvelles structures en Suisse alémanique et au Tessin et vise la création d’un vaste réseau de crèches dans tout le pays. «Le multilinguisme connecte les gens. Notre objectif est de fonder une grande communauté autour des valeurs de Little Green House que sont la nature, le multilinguisme et le respect de l’autonomie de l’enfant.»
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Collaboration: Audrey Ramat et Barbara Santos.

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.