Dans le canton du bout du lac, les propriétaires de sociétés doivent s’acquitter d’impôts plus lourds que dans le reste de la Suisse. Certains menacent de délocaliser.
Genève compte les taux d’impôts sur la fortune parmi les plus élevés de Suisse, ce qui ne manque pas de nuire, depuis de nombreuses années, à son attractivité. Cette question concerne de près les entrepreneurs genevois, de plus en plus nombreux à se plaindre de la lourdeur de leur facture fiscale. En tant que propriétaires de leur entreprise, ils doivent s’acquitter d’un impôt particulièrement conséquent lié à la valeur de celle-ci, pouvant aller jusqu’à 1%, contre près de dix fois moins à Schwyz ou le tiers à Zoug.
«Le taux de l’impôt sur la fortune prévu dans le droit cantonal est effectivement très élevé par rapport à la plupart des cantons suisses», relève Roland Godel, porte-parole du département genevois des finances. Il ajoute que cette situation explique en partie la mise en place, à partir de 2010, d’un bouclier fiscal plafonnant à 60% du revenu imposable le cumul de l’impôt sur la fortune et sur le revenu. Un mécanisme permettant d’éviter que certaines personnes ne doivent ponctionner leur capital afin de régler une facture fiscale trop lourde par rapport à leurs revenus. A noter, toutefois, comme le rappelle la Chambre de commerce, d’industrie et des services de Genève dans une récente étude, que l’impôt fédéral n’est pas inclus dans le dispositif. La protection réelle ne s’appliquerait donc qu’à partir de 71,5% des revenus.
Calculs complexes
Le problème se révèle particulièrement marqué pour les entrepreneurs ayant constitué leur entreprise sous la forme d’une société de capitaux (SA ou Sàrl) et dont les affaires marchent bien. Ces structures seraient désavantagées lors de leur évaluation par rapport aux sociétés de personnes. En effet, les premières, si elles sont détenues dans la fortune privée de l’actionnaire, sont évaluées à la valeur vénale, alors que les secondes, appartenant à la fortune commerciale du propriétaire, sont évaluées uniquement à la valeur comptable.
La valeur vénale est le prix qu’un tiers serait prêt à payer pour acquérir ces actions. Dans la majorité des cas, il n’existe pas de transaction relative à ces actions. C’est pourquoi les administrations fiscales utilisent une méthode d’évaluation de sociétés déterminée de manière consensuelle entre tous les cantons. Cette méthode uniforme se base sur une circulaire de la Conférence suisse des impôts relative à l’évaluation des titres non côtés, faisant intervenir le bénéfice et la valeur substantielle de l’entreprise (fonds propres, réserves ouvertes et latentes).
La méthode d’évaluation dépend de deux éléments: la valeur de rendement, c’est-à-dire la moyenne capitalisée des bénéfices des trois dernières années, et la valeur intrinsèque, c’est-à-dire celle des fonds propres dans les derniers comptes disponibles. Or, dans le calcul appliqué, on surpondère le premier élément, qui détermine les rendements futurs de la société, en le multipliant par deux. «En outre, si la circulaire est appliquée à la lettre, le calcul d’évaluation tiendra compte de fonds propres non comptabilisés, soit la plus-value latente que l’entrepreneur n’a pas encore réalisée et qu’il pourrait d’ailleurs ne jamais réaliser», précise Véronique Gianadda, experte-fiscale diplômée et associée de l’étude d’avocats genevoise CG Partners.
Pour rappel, dans le canton de Vaud, la société Kudelski avait été confrontée à ce type de problématique il y a une douzaine d’années. La valeur de l’entreprise se calculait sur des perspectives de croissance futures, en l’occurrence excellentes. Ce qui impliquait un impôt très important pour son propriétaire. Le fisc vaudois avait alors pris des mesures pour corriger ces excès frappant notamment les entrepreneurs à succès dans la haute technologie, potentiellement contraints de vendre leurs titres pour payer leurs impôts.
La tentation de l’exil
Comme bien souvent en matière d’imposition, la discrétion reste de mise et les contribuables concernés préfèrent garder le silence sur leur situation. Nombreux sont cependant ceux qui, en privé, envisagent de délocaliser leurs activités sous des cieux fiscaux plus cléments, notamment les petits cantons de Suisse centrale, voire des destinations plus éloignées comme Dubaï. «Je me pose très sérieusement cette question, souligne par exemple ce patron d’une entreprise genevoise qui préfère conserver l’anonymat. A ce niveau, il est de moins en moins incitatif de lancer sa propre société. On en vient à se demander s’il ne serait pas préférable de redevenir salarié.»
Véronique Gianadda, qui a travaillé trois ans au sein de l’administration fiscale genevoise et s’est formée au sein d’un géant mondial de l’audit, souligne que cette problématique renvoie à un «vrai ressenti» dans le milieu des propriétaires d’entreprises à Genève. D’autant que la directive de la Conférence suisse des impôts y est appliquée strictement, alors que d’autres cantons se montrent nettement plus souples dans leur application. «Chaque situation doit toutefois être analysée de manière individuelle, souligne-t-elle. Même l’administration fiscale genevoise accepte d’évaluer des entreprises à la baisse lorsque des motifs économiques le justifient.»
Certes, entre évoquer une délocalisation et entreprendre des démarches effectives à cette fin, «il y a un pas que peu franchissent», observe l’experte-fiscale. Ce que confirme le Département des affaires régionales, de l’économie et de la santé genevois qui n’observe aucune vague de départs de sociétés ces dernières années. Car, bien souvent, le facteur fiscal ne représente pas l’unique cause poussant les entrepreneurs vers une délocalisation. «En ce qui concerne Dubaï, par exemple, les transferts sont souvent liés à un essor ou à une internationalisation des activités de l’entreprise», relève Véronique Gianadda qui, secret professionnel oblige, ne peut citer d’exemples.
Au final, ceux qui souhaitent s’exiler dans la ville des Emirats Arabes Unis ou en Suisse alémanique doivent pouvoir prouver que le centre de leurs intérêts familiaux et professionnels est bien sur place. «Un entrepreneur qui s’installe à Dubaï avec sa famille pour y développer un projet professionnel y obtient son domicile fiscal dès le jour de son arrivée. A partir de cette date, il y sera imposé et la Suisse n’aura, en principe, plus aucune prétention fiscale le concernant», détaille Véronique Gianadda. Reste qu’un déménagement du siège d’une société ou du domicile de son actionnaire principal n’est pas une décision qui se prend sur un simple coup de tête, surtout pour les entreprises dont les activités sont bien ancrées dans leur canton d’origine.
De son côté, la Fédération des entreprises romandes se réjouit de l’existence du bouclier genevois, «un principe primordial, même si, en l’occurrence, il concerne surtout les rentiers et non les entrepreneurs», relève Myriam Nicolazzi, membre du Comité directeur de la FER Genève. Plus globalement, la fédération estime que le climat fiscal ne doit pas devenir étouffant pour les entreprises genevoises et ne pas «éteindre les projets d’entreprendre». D’où la nécessité d’une réflexion sur un «juste équilibre» entre les besoins de l’Etat et ceux des entreprises.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.