LATITUDES

«Les débats sur l’éducation sont toujours émotionnels»

Au-delà des affrontements idéologiques, l’éducation est scrutée par la science. Le chercheur de l’EPFL Pierre Dillenbourg décrit certaines approches qui ont fait leurs preuves en classe.

Après plusieurs années «au front» comme instituteur d’école primaire, puis un doctorat en informatique, Pierre Dillenbourg se consacre désormais à la recherche sur les technologies de l’éducation. Une double expérience qui lui permet de parler avec franchise à la fois des échecs de l’enseignement contemporain et des pièges des réformes révolutionnaires. Le chercheur de l’EPFL pose un diagnostic dépassionné, bien loin des idéologies qui imprègnent le débat autour de l’éducation.

L’école semble en chantier permanent. A-t-elle vraiment un problème?

Globalement, notre système éducatif fonctionne, mais il y a un problème d’efficacité. Une école efficace donnerait à la plupart des élèves les compétences pour finir avec un bon niveau en sixième primaire. Je suis souvent déçu de ce qu’ont appris les élèves au bout d’une semaine de cours. Même à l’université, le taux de rétention n’atteint que 5 à 10% après une heure de cours ex cathedra. Heureusement que les exercices et l’étude à domicile compensent.

On a une vision un peu simpliste de l’enseignement: on imagine qu’il suffit d’écouter un professeur. Mais la passivité nuit à l’acquisition des compétences. Le physicien Eric Mazur de l’Université Harvard s’est amusé à démontrer que les életroencéphalogrammes d’un étudiant pendant un cours ex cathedra et le visionnement d’un feuilleton télévisé sont très similaires. Pour apprendre, il faut traiter activement l’enseignement que l’on reçoit, l’organiser et l’intégrer aux connaissances déjà acquises.

N’y a-t-il pas trop de réformes?

Enseignants et parents en ont assez des réformes. La règle pédagogique numéro un stipule que les grands chantiers ne marchent pas. La pratique qui arrive en classe n’est en général pas celle qui était voulue, en raison d’une multitude de biais sociaux et institutionnels. Par exemple, le remplacement des notes par des évaluations dans le canton de Vaud il y a quelques années a fait un flop. Il vaut mieux miser sur l’autorégulation du système: détecter les cours peu efficaces et les améliorer. Ce qui passe par une évaluation de la qualité de l’enseignement par les étudiants eux-mêmes dans le cas de l’université.

Comment augmenter l’efficacité des cours?

Plusieurs méthodes permettent d’accroître le travail des élèves. Par exemple, les «contrasting cases» de Dan Schwartz de l’Université Stanford correspondent à une forme d’enseignement par induction. Pour expliquer un concept, le professeur montre d’abord des exemples et des contre-exemples que les étudiants doivent comparer, avant que la définition ne soit donnée. Ce chercheur a montré que recevoir la définition servie sur un plateau inhibe une compréhension plus profonde.

Un autre exemple est le «jigsaw classroom»: on forme une équipe de trois écoliers et on donne à chacun un tiers de l’information nécessaire. Ils vont être obligés d’interagir intensément pour mettre en commun les bribes qu’ils détiennent afin de résoudre le problème. De nombreuses études ont montré que l’apprentissage en groupe est efficace. Nous sommes des animaux sociaux: faire un marathon est plus facile lorsqu’on souffre en même temps que les autres. Bien sûr, il y a également des élèves qui préfèrent travailler seuls. Et ce n’est pas une recette universelle: faire du travail en équipe sur les tables de multiplication, cela ne servirait à rien.

Un autre exemple d’une méthode simple à mettre en pratique?

Eric Mazur a développé sa propre méthode pour encourager la participation des étudiants: il s’arrête toutes les dix minutes pour poser une question à l’auditoire, ce qui maintient le rythme du cours. Il demande aussi à chaque étudiant de débattre de sa réponse avec son voisin. C’est le «self explanation effect»: on assimile vraiment un sujet lorsqu’on commence à l’expliquer. L’avantage: il ne s’agit pas d’une révolution. On peut garder son cours ex cathedra, mais en incluant davantage les élèves. Tout l’art de cette méthode consiste à poser les bonnes questions, et j’ai vu un professeur rater complètement son cours avec cette technique! Il faut pleinement se l’approprier, sinon elle peut s’avérer pire qu’un exposé standard. Cela illustre bien l’erreur des réformes globales. On pourrait se dire: cette méthode fonctionne, elle a été élaborée par une star de Harvard avec des résultats expérimentaux encourageants. Mais l’imposer à tous «par le haut» aboutirait à une catastrophe.

Quelle solidité ont les résultats de la recherche pédagogique une fois transposés en classe?

En anglais, on parle de «learning science» pour la pédagogie, mais le mot «science» est peut-être un peu exagéré. Nous essayons d’être rigoureux en contrôlant le plus de facteurs possible lors des tests et nous effectuons beaucoup de statistiques. Mais nous travaillons avec des humains, pas avec des cellules en éprouvette.

La reproductibilité des expériences est faible, car elles sont influencées par un nombre très élevé de facteurs: la motivation du professeur, la culture de l’école, le niveau des élèves, l’ambiance de classe ou même le moment de l’expérience – les élèves seront hors contrôle le lendemain d’une finale de Coupe du monde ou d’une tempête! Et contrairement à la recherche médicale, nous ne pouvons pas réaliser des tests en «double aveugle» (à la fois le médecin et le patient ignorent si le médicament est un placebo, ndlr), car un enseignant connaît forcément la méthode qu’il utilise. Cela complique l’interprétation des résultats.

Peut-on tout de même objectiver l’efficacité de nouvelles approches?

Oui, car nous disposons de méta-analyses qui font la synthèse de toutes les études existantes sur un sujet. Il y a par exemple 1’500 études qui comparent l’apprentissage seul ou en groupe. Deux tiers d’entre elles montrent que l’assimilation des informations est plus efficace en groupe. On peut donc tirer des leçons, même si chaque expérience peut être discutée.

On a l’impression d’un décalage entre ces recherches et l’enseignement prodigué sur le terrain, qui est resté très traditionnel.

C’est ce qui est paradoxal: les résultats des sciences de l’éducation existent, mais n’ont pas beaucoup d’impact. Tous les ministres responsables de ce dossier savent aujourd’hui ce qu’est un MOOC («Massive open online course»), mais aucun ne connaît la méthode des «contrasting cases» que je vous ai mentionnée. Les professeurs d’université voient trop souvent la pédagogie comme un simple moyen d’améliorer leur exposé oral. Il y a très peu de remise en question. Pourtant, avec ces faibles taux de rétention de la matière enseignée, on est dans une situation comparable à celle d’un ingénieur qui verrait un tiers de ses ponts s’effondrer…

Peut-on forcer une remise en question?

C’est parfois le cas avec des cours de pédagogie obligatoires. Mais un professeur obligé de s’y rendre, c’est souvent un professeur furieux. Et il faut être honnête: la formation en pédagogie est aujourd’hui souvent centrée sur les aspects sociaux ou culturels de l’éducation, pas suffisamment sur des méthodes pédagogiques validées par la recherche. Il y a ce côté «gentillet» qui nuit à l’image de la pédagogie, laquelle correspondrait à une certaine forme de démagogie: on refuse les notes car «on ne veut pas d’une société compétitive pour nos enfants». Bon sang, la société est compétitive! Les notes n’y changent rien. Les gens perçoivent cela comme un discours de droite, mais c’est juste parler d’efficacité. De même, un professeur dont tous les élèves arrivent à lire et à écrire en fin de première année n’est ni un laxiste ni un gauchiste: c’est un professionnel efficace. Il y a souvent une dérive politique dans les discussions pédagogiques et les raisonnements sur l’éducation sont toujours idéologiques ou émotionnels. Nous, nous travaillons sur des données, qui contredisent souvent les croyances populaires.

L’instituteur a-t-il perdu du pouvoir face aux élèves?

Il passe du temps à faire de la discipline, c’est vrai. Mais l’école de «grand-papa», c’était aussi certaines violences des enseignants, la domination de l’Eglise et fort peu d’élèves qui allaient à l’école. Il est trop facile d’idéaliser le passé. L’homme, naturellement nostalgique, a créé le mythe de l’efficacité des méthodes «à l’ancienne».

L’utilisation des nouvelles technologies polarise. Quel est votre avis?

Cela revient toujours à la question de la pertinence. A l’instar des réformes globales, les grands projets d’introduction massive d’ordinateurs dans toutes les écoles comme, par exemple, en Uruguay (un pays qui, en 2007, a acquis 100’000 laptops XO de l’association «One Laptop per Child», ndlr) ont généralement échoué, car les professeurs ne savaient pas vraiment comment les utiliser. Les technologies en tant que telles n’ont pas de valeur. La question, c’est comment elles peuvent stimuler les processus d’apprentissage. Les MOOCs sont un immense succès populaire, dont on doit encore mesurer l’efficacité.

On a toujours vu deux mondes en confrontation: les gourous qui nous promettent l’éducation gratuite, efficace et motivante, et les technophobes qui craignent la «McDonaldisation» de l’éducation. Tous deux sont dans le faux, mais les pires sont les premiers, car ils promettent tellement qu’on ne peut qu’échouer. Le seul discours en concordance avec les faits, c’est un discours assez nuancé, qui repère les bonnes et mauvaises choses présentes dans les technologies.
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L’instituteur devenu chercheur

L’ancien instituteur est aujourd’hui chercheur en technologies de l’éducation à l’EPFL. Pierre Dillenbourg y a dirigé le CRAFT, l’équipe pédagogique, et s’occupe depuis peu du Chili Lab ainsi que du tout nouveau Centre pour l’éducation digitale (CEDE), qui produit les MOOCs de la haute école. Le Belge de 52 ans mène des recherches en sciences de l’éducation depuis 1984 et a présidé la «International Society of the Learning Sciences». Il est docteur en informatique de l’Université de Lancaster (Angleterre) et a fait ses études en sciences psychopédagogiques à l’Université de Mons-Hainaut (Belgique).
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Les outils de l’école de demain

Le Chili Lab (pour «Computer-Human Interaction for Learning and Instruction») a développé plusieurs interfaces pédagogiques pour les écoles primaires, les écoles professionnelles et les universités: la «Lantern» permet, par exemple, aux étudiants d’appeler l’enseignant sans perdre de temps à lever la main; la «TinkerLamp’»est la simulation tangible d’un entrepôt pour les apprentis; le robot «Co-Writer» accompagne les enfants dans l’apprentissage de l’écriture; le «paper computing» amène la réalité augmentée dans l’enseignement en combinant support papier et données numériques. Le laboratoire s’intéresse également aux MOOCs. Il utilise, par exemple, des méthodes de «eye tracking» pour déterminer les facteurs qui influencent l’attention des étudiants qui regardent la vidéo du cours.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.