LATITUDES

Genève, bientôt capitale des nuits romandes?

Des clubs ouverts jusqu’à 8 heures du matin et des restaurants 24h/24: c’est la nouvelle proposition du gouvernement genevois. Une occasion pour la ville de se défaire de son image ennuyeuse.

«Kalvingrad.» Une Genève à la vie nocturne alliant l’austérité calviniste et soviétique. L’appellation, apparue suite aux fermetures en série qui ont frappé la scène alternative de la ville dans les années 2000, a certes été lancée sur le ton de la boutade. Elle s’est imposée rapidement, tant elle illustre le dépit des noctambules: une offre pâlotte et des jeunes considérés comme des nuisances. En début d’année, une décision du canton interdisant l’ouverture d’une vingtaine de bars considérés comme trop bruyants au-delà de minuit venait accentuer la grogne.

Et soudain, le vent tourne. Les autorités surprennent tout le monde et proposent aujourd’hui une libéralisation stupéfiante des horaires d’ouverture. Le projet de loi a été dévoilé fin septembre par Pierre-François Unger, ministre en charge du Département des affaires régionales, de l’économie et de la santé et doit maintenant être examiné par le Grand Conseil. Le texte autorise l’ouverture des discothèques et cabarets jusqu’à 7h du matin en semaine et 8h le week-end. Il permet aussi aux établissements qui servent de la restauration chaude de rester ouverts 24h/24h du jeudi au samedi, pour autant qu’ils ne proposent pas d’animation musicale.

Cette modification, fruit d’une large consultation avec les milieux de la nuit et les riverains, a pour but d’adapter la loi aux «nouvelles réalités du terrain» et de lutter contre le bruit en évitant la tenue d’afters dans la rue. Avec le système actuel, qui oblige les clubs à mettre tout le monde dehors à 5h, les noceurs se retrouvent tous en même temps à l’extérieur alors que les transports publics ne fonctionnent pas encore.

Nouvelles habitudes tardives

«Ces nouveaux horaires répondent à un changement des habitudes culturelles, sociales et de consommation, se réjouit Marie-Avril Berthet, géographe, DJ et présidente du Grand conseil de la nuit, un groupement qui défend la vie nocturne à Genève. Les gens sortent et font la fête plus tard. Par rapport aux grandes villes européennes, nous avons un retard à rattraper.» Dans les cercles de noctambules, on espère justement que la proposition, une première en Suisse romande, permettra de dynamiser l’offre. Tous les regards se tournent vers Zurich, exemple par excellence en matière de diversité et d’attractivité de la vie nocturne en Suisse, où la libéralisation des horaires des clubs et restaurants à la fin des années 1990 avait entraîné une explosion des lieux culturels et de sortie.

Genève rivalisera-t-elle dans quelques années avec sa grande sœur des bords de la Limmat? L’effet de la loi sur les nuits genevoises reste pour l’instant difficile à évaluer. Du côté des patrons de boîtes de nuit, les réactions vont de la tiédeur à l’enthousiasme. Jean-François Schlemmer, à la tête du Palais Mascotte, balaie d’emblée l’idée de rester ouvert plus tard. «Le gros de notre clientèle part déjà vers 3h30 ou 4h. Plus on avance dans la nuit, plus les clients deviennent difficiles à gérer. Pour nous, le système actuel fonctionne.» Au Chat Noir et au MàD, on salue l’initiative tout en s’interrogeant sur les difficultés opérationnelles d’une ouverture prolongée, notamment au niveau de la gestion du personnel.

Une ville plus attractive

D’autres clubs se réjouissent de la souplesse qu’offrirait le nouveau règlement: il donnerait la possibilité de créer de nouveaux événements et de proposer davantage d’artistes sans être obligé de tout concentrer sur quelques heures. Et si une soirée marche, plus besoin de couper court. «Fermer à 5h est parfois un vrai crève-cœur, raconte Albane Schlechten, coordinatrice de La Gravière. La perspective n’est pas de rester ouverts systématiquement jusqu’à 8h, mais plutôt de voir au cas par cas si c’est pertinent.» Pour Vincent Jacquemet, patron du Silencio, les autorités reconnaissent pour la première fois que les lieux de nuit présentent une offre artistique et culturelle et que l’attractivité d’une ville dépend aussi de sa vie nocturne.

Pour ce qui est de l’ouverture des cafés-restaurants 24h/24, le besoin est là, selon Jean-Pierre Bedonni, secrétaire du Groupement professionnel des restaurateurs et hôteliers. «Mais on ne peut pas préjuger du comportement des gens. Certains endroits se prêteraient bien à ce nouveau type d’établissements, par exemple certaines rues du quartier des Acacias où il n’y a pas d’habitations. Les centres commerciaux représentent aussi une option intéressante.» Mais pour l’heure, aucun établissement déjà existant n’a manifesté son intérêt. «La loi pose un cadre, indique Jean-Pierre Bedonni. Les conditions exactes d’exploitation seront fixées dans un règlement d’application dont on ne connaît pas encore le contenu.» Selon les autorités, entre trois et cinq établissements «non-stop» pourraient voir le jour dans le canton.

Quant aux riverains, ils se disent plutôt favorables. «Nous demandons de l’aide pour lutter contre le bruit, les bagarres et les déprédations dans les allées depuis des années, sans succès, explique Henrique Ventura, président de l’Association des habitants des Acacias, qui vit juste en face du Monte Cristo, le célèbre club latino. Pour nous, faire rester les gens plus longtemps à l’intérieur du club est une bonne chose.»

La proposition est désormais entre les mains du parlement, où tenants de la liberté économique, gardiens de la santé publique, défenseurs des salariés et promoteurs de la culture s’affronteront. Elle semble réunir une adhésion imprévue, mais ne plaît évidemment pas à tout le monde: les syndicats ont déjà manifesté leur mécontentement, estimant qu’elle ne protège pas assez les travailleurs de la branche.
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La Suisse de la nuit

La place de la vie nocturne dans le tissu urbain et la gestion des nuisances préoccupent les villes de Suisse. Entre libéralisation et restriction, les municipalités hésitent. Panorama.

Berne a présenté en septembre un «concept pour la vie nocturne» en 18 mesures. Le projet prévoit entre autres une flexibilisation des horaires des boîtes de nuit, qui ferment aujourd’hui à 3h30.

Zurich a misé sur la libéralisation des horaires des restaurants, bars et clubs dès 1998. Depuis, ces établissements ont la possibilité de rester ouverts 24h/24.

A Lausanne, les autorités ont opté pour une voie restrictive en 2012: les clubs doivent désormais fermer à 3h au lieu de 4h. Une prolongation jusqu’à 5h est possible moyennant le paiement d’une taxe.

Bienne a testé l’ouverture 24h/24 des établissements en 2009. Après des résultats concluants en matière de réduction du bruit, la mesure a été définitivement adoptée. Cette option n’est toutefois possible que dans un périmètre très restreint du centre-ville. Ailleurs, les discothèques sont ouvertes jusqu’à 3h30, les bars et restaurants 0h30.

A la Chaux-de-Fonds, les discothèques sont autorisées à rester ouvertes à tour de rôle jusqu’à 6h du matin au lieu de 4h le week-end depuis 2011. Une extension de cette possibilité dans tout le canton est en discussion.