CULTURE

Julia Roberts ne sauvera pas le monde. Scorsese non plus

Deux films à l’affiche, «Erin Brockovich» et «A tombeau ouvert», proposent deux prototypes très américains du Salut. Et deux visions opposées de la société libérale.

Le cinéma américain a toujours affectionné les figures de sauveurs. Question de puritanisme sans doute, dès lors que la religion chrétienne repose tout entière sur l’idée du Salut. Question politique également, puisque les Etats-Unis tentent d’imposer au monde entier l’idée qu’en dehors de la Pax Americana, il n’y a point de salut. Or les écrans de cinéma confrontent en ce moment deux prototypes salvateurs venus d’outre-Atlantique.

A ma droite, la gorge déployée, la minijupe pétaradante et la silhouette très en cheveux d’Erin Brockovich alias Julia Roberts. Le film de Steven Soderbergh apparaît comme une parfaite sucess story à l’américaine apte à redonner du courage à tout Américain moyen: on peut être une bimbo (équivalent californien de la cagole marseillaise) sans bonnes manières, sans travail, sans formation, sans mari, et sauver le monde. On le peut d’autant mieux qu’on nous raconte ici «une histoire vraie», comme le film l’annonce d’entrée de jeu.

Pour véridique qu’il soit, le scénario n’a cependant pas grand intérêt. Chômeuse et mère de famille deux fois divorcée, Erin Brockovich a de la débrouillardise à revendre. Elle force donc un petit avocat minable (Albert Finney, excellent) à l’engager et, en classant des dossiers, déniche un scandale qui met en cause une grosse compagnie immobilière soupçonnée d’empoisonner les habitants d’un patelin. Erin mettra à genoux la toute puissante entreprise et se fera quasiment sanctifier par les victimes.

Du point de vue scénaristique, c’est une énième resucée du mythe de David et Goliath qui apparaît comme une glorification de la société néo-libérale: tout le monde peut devenir millionnaire, il suffit de savoir coller des procès, de faire preuve d’un peu de bonne volonté pour sortir du chômage et de se vouer corps et âme à son travail – le scénario insiste en effet sur l’abandon ressenti par les enfants d’Erin, afin de mieux signifier finalement que «c’était pour la bonne cause». Cette morale s’assortit d’un constat mi-figue mi-raisin: avoir une poitrine généreuse et un physique de star, ça aide! Mais malgré ces sévères contre-indications idéologiques, il faut bien avouer qu’on prend un plaisir coupable à suivre les exploits sans surprise de cette superwoman en jupes raz-la-touffe. Parce que, même affublée d’un vocabulaire digne de South Park, la belle Julia rayonne. Et parce que certaines de ses réparties ne manquent pas de sel.

A ma gauche, Frank, l’ambulancier de «A tombeau ouverts» («Bringing out the dead») de Martin Scorsese. Si ce personnage reprend une autre figure archétypale de sauveur des temps modernes – un ambulancier sillonnant New York – il se présente comme l’exact inverse de la pétulante Erin: un loser, qui ne parvient plus à ressusciter personne. Autant Julia Roberts semblait surajouter la gouaille au glamour, autant Nicolas Cage intègre ses yeux cernés dans une nouvelle performance d’acteur époustouflante. Autant Soderbergh donnait une image rayonnante de la société à deux vitesses, autant Scorsese montre avec une grandeur dantesque l’envers de l’utopie néo-libérale, son cortège de «working poors» surmenés, de SDF paumés et d’hôpitaux surchargés.

Car le parcours du héros s’apparente ici à un chemin de croix de plus en plus échevelé, hanté par les fantômes des êtres que l’ambulancier n’a pas réussi à sauver. Scorsese transforme ce Manhattan nocturne en un enfer sans fin où Frank rencontre les spectres les plus improbables, guidé par la voix du standardiste (Scorsese en personne) tel Dante conduit par Virgile. Seul endroit offrant quelque répit: un authentique «paradis artificiel» où l’on administre du sommeil en capsule.

Mais même cet oasis en apesanteur se voit rattrapé par le chaos du monde: le dealer se retrouve dans une pose christique, le flanc transpercé, les bras en croix. Car la course folle ne se termine jamais. Elle se répète à l’infini, comme si ce marathon du salut était aussi absurde qu’une attente beckettienne. D’ailleurs l’ambulancier ne trouvera le repos qu’après avoir euthanasié un homme qu’il avait d’abord voulu maintenir en vie. Manière de dire que le salut du monde se cache peut-être dans le doute et dans le renoncement, non dans les bons sentiments d’Erin Brokovich.