En quelques décennies, le pays or et vert s’est hissé parmi les principaux fournisseurs agricoles de la planète. Un boom qui s’appuie sur des technologies de pointe et une production aux rendements très élevés. Reportage.
Les dernières lueurs du jour éclairent Ribeirão Preto et les champs à perte de vue qui l’entourent. En survolant cette ville de 600’000 habitants située à quatre heures de route au nord-est de São Paulo, on comprend pourquoi elle a été surnommée la «Californie brésilienne». A la lisière d’une forêt de gratte-ciel blancs, de clinquantes villas avec piscine témoignent de la richesse des lieux, acquise grâce à l’agriculture, plus particulièrement grâce à la canne à sucre: la région fournit le quart de la production brésilienne. «Tout cela est nouveau», s’exclame Maurilio Biagi Filho, l’un des papes de l’agrobusiness brésilien, en désignant, Rolex au poignet, les luxueuses résidences depuis son hélicoptère.
Cet entrepreneur de 71 ans, né à Ribeirão Preto, préside l’Agrishow, la foire agricole la plus importante d’Amérique latine, organisée depuis vingt ans dans la ville. La manifestation est à l’agrobusiness ce que Baselworld est à l’horlogerie: une grand-messe d’une semaine durant laquelle les principaux fabricants nationaux et internationaux présentent leurs produits à des acheteurs potentiels. Ici, pas de grandes complications horlogères, mais des machines dernier cri, des engrais ou des pesticides, à admirer en action dans des champs destinés à ces démonstrations. «L’objectif est de lier l’industrie et l’agriculture», précise Maurilio Biagi Filho.
Cette année, la foire, qui s’étend sur 440’000 m2 en plein air, soit l’équivalent de 60 terrains de football, a attiré près de 800 exposants et plus de 150’000 visiteurs: représentants de multinationales, agriculteurs et éleveurs brésiliens ou encore simples curieux. Le montant des ventes réalisées lors de cette 20e édition a dépassé 1,2 milliard de francs.
Ces chiffres, qui augmentent chaque année, témoignent de l’appétit croissant des producteurs brésiliens, en quête des dernières innovations pour doper l’efficacité de leurs exploitations. Car depuis quarante ans, le Brésil a développé l’une des agricultures les plus productives de la planète, qui lui a permis de se hisser parmi les principaux producteurs et exportateurs mondiaux. Si l’on exclut l’Union européenne, seuls les Etats-Unis exportent davantage que le pays sud-américain.
Le Brésil est le premier fournisseur mondial de sucre, de café, de jus d’orange, de tabac, de bœuf, de poulet et de canne à sucre. D’ici à la fin de la décennie, le secteur devrait encore afficher une croissance de 37%, selon l’ONU et l’OCDE. En 2020, la moitié de la viande de poulet exportée globalement sera brésilienne.
Des performances d’autant plus impressionnantes que les deux tiers de la production alimentaire brésilienne sont destinés au marché intérieur, ce qui permet au Brésil d’être autosuffisant dans toutes les denrées agricoles, à l’exception du blé. Dans le même temps, les Etats-Unis et l’Union européenne importent quasiment autant qu’ils exportent. Par ailleurs, sur les 350 millions d’hectares de terres arables que compte le pays, 90 millions restent pour l’instant inexploitées, l’équivalent de la superficie du Venezuela, selon le Ministère de l’agriculture.
Productivité record
Dans les années 1960, le Brésil était pourtant encore un importateur net de produits agricoles. Le pays ne produisait alors «que» 17,2 millions de tonnes de graines par an, contre plus de 150 millions aujourd’hui. A titre comparatif, la Suisse en produit environ un million de tonnes. «A cette époque, le prix de la terre était bon marché et les agriculteurs brésiliens exploitaient des terrains de manière traditionnelle, en utilisant les mêmes semences qu’aux Etats-Unis», raconte Roberto Fava Scare, coordinateur du groupe de recherche en agrobusiness de la Business School de Ribeirão Preto, rattachée à l’Université de São Paulo.
Pour inverser la balance, le gouvernement brésilien a alors lancé un important programme de modernisation de l’agriculture, centré sur l’augmentation des rendements. En 1973, la création de l’Embrapa, l’Entreprise brésilienne de recherche agronomique et d’élevage, a constitué une première étape clé. «L’Embrapa a mis au point de nouvelles variétés de graines adaptées au climat tropical brésilien, qui ont permis à l’agriculture de s’étendre vers le nord du pays dès les années 1980, en direction des steppes arides du Cerrado et du Mato Grosso», poursuit le chercheur dans son bureau situé dans une ancienne bâtisse de planteur de café.
Un deuxième tournant a eu lieu au début des années 1990, avec l’ouverture de l’économie qui a suivi la transition démocratique brésilienne. La réduction des barrières tarifaires a rendu possible l’importation d’outils de production modernes depuis l’étranger. La mécanisation des exploitations s’est accrue et l’usage de pesticides et d’OGM s’est généralisé.
Ainsi, 89% du soja brésilien est désormais génétiquement modifié et l’usage d’OGM dans les cultures de soja, maïs et coton devrait encore croître de 14% en 2013, selon le cabinet de consulting en agrobusiness Celeres. Le débat sur cette question, au Brésil, est peu audible. «Il n’existe pas de preuve quant à la dangerosité des OGM», élude Roberto Fava Scare.
Résultat: entre 1960 et 2010, la productivité de l’agriculture a augmenté de 305%, celle de l’élevage de 155%, pour une croissance globale actuelle de 5% par année, selon le gouvernement. Une agriculture intensive à l’américaine a vu le jour, caractérisée par l’essor de vastes exploitations gérées par de très grandes compagnies, à l’instar du groupe André Maggi, premier producteur mondial de soja, ou de JBS, numéro un du bœuf, qui emploie 140’000 personnes et réalise un chiffre d’affaires annuel de 37 milliards de dollars. Et même si les exploitations familiales fournissent toujours 70% de la production brésilienne, le processus de concentration est inexorable. «Il s’accélérerait si le prix des matières premières venait à diminuer», observe le professeur.
La demande, quant à elle, a été soutenue par l’accroissement de la population — passée de 70 à 200 millions d’habitants entre 1960 et aujourd’hui — et par la hausse des importations alimentaires mondiales, de Chine surtout, premier débouché du Brésil après l’Union européenne. Les exportations vers ces régions se sont envolées dès les années 1990 suite à la levée des quotas décidée par le Brésil.
«Capacités maximales»
A l’heure actuelle, l’agriculture brésilienne est confrontée à deux défis de taille. Le premier est celui de l’élévation des coûts de production. Le boom économique qu’a connu le Brésil ces dernières années a entraîné une augmentation généralisée des salaires. «Il y a cinq ou dix ans, le bas coût de la main-d’œuvre était un atout du Brésil. Plus maintenant», constate Roberto Fava Scare. Le prix de la terre, lui aussi, a grimpé, avec l’extension des surfaces exploitées.
Aujourd’hui, la production migre toujours plus loin vers le nord-est, dans une région surnommée Matopiba, ce qui entraîne un deuxième problème, d’ailleurs récurrent au Brésil: le manque d’infrastructures. «La question que tout le monde se pose est comment exporter depuis le nord du Brésil, explique le spécialiste. Actuellement, les producteurs du Matopiba doivent passer par les ports du sud, situés à 1’500 ou 2’000 km de leurs exploitations!» Roberto Fava Scare espère que d’ici à dix ans, cette question sera résolue. «Pour cela, il faut privatiser, afin d’attirer les compagnies étrangères. Mais le gouvernement hésite.»
Dans son grand bureau aux épaisses boiseries, Maurilio Biagi Filho partage cette vision: «Le Brésil produit déjà assez pour être le premier fournisseur agricole mondial, mais le manque de routes, de chemins de fer, de ports et d’aéroports nous empêche d’y arriver. En l’état, nous avons atteint nos capacités d’exportation maximales.»
L’homme mise sur son Agrishow pour attirer les investisseurs étrangers. Il a de quoi se réjouir, puisqu’il vient de conclure un accord avec l’Etat de São Paulo pour que la foire reste à Ribeirão Preto jusqu’en 2042, au moins.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3 / 2013).