KAPITAL

Bell, la viande suisse sur le gril

Face aux scandales alimentaires qui ont plombé cet hiver l’image des produits à base de viande, l’entreprise bâloise Bell s’abrite derrière la réputation suisse. Portrait.

L’Europe a récemment été prise de nausées. L’hiver dernier, des quantités de viande de cheval ont circulé sur tout le continent sous l’appellation 100% bœuf. Ce hachis trompeur a notamment atterri dans les lasagnes de Findus et les boulettes d’Ikea. A chaque nouvelle révélation sur les dessous peu ragoûtants du business de la viande, les consommateurs se détournent davantage des produits carnés.

Pourtant, chez Bell, le leader des fournisseurs de viande en Suisse, la direction n’a pas forcément vu d’un mauvais œil cette mauvaise publicité qui coupe l’appétit des consommateurs: en réalité, ce type de scandale permettrait même «d’attirer l’attention sur la viande suisse», estime Lorenz Wyss, directeur de l’entreprise, qui compte 6’500 employés pour un chiffre d’affaires annuel de 2,53 milliards de francs.

Le patron de Bell parle d’expérience: dans les années 1990, le public s’était alarmé face aux images traumatisantes de bœufs affectés par la maladie de la vache folle, et dont les membres étaient pris de spasmes incontrôlables. Quelques années plus tard, la grippe aviaire avait créé une nouvelle psychose collective. Au cours de ces épisodes qui ont soulevé de nombreuses inquiétudes, Bell a essuyé des pertes, mais dans une mesure nettement moindre que le reste du secteur. En période de doute, le client fait beaucoup plus attention à ce qu’il achète, relèvent les spécialistes. Le prix n’est plus le seul facteur déterminant.

La bonne réputation de la viande suisse n’est pas le fruit du hasard: la législation sur la protection des animaux y est beaucoup plus stricte que dans beaucoup de pays européens. Idem du point de vue des normes auxquelles est soumise la chaîne agro-alimentaire. En Suisse, il paraît impensable qu’à l’instigation d’un magouilleur hollandais, de la viande roumaine soit livrée à des fabricants français qui la commercialisent sans jamais aucun contrôle. Un petit pays est mieux armé qu’un continent pour limiter les fraudes.

Une situation qui profite à Bell: l’an dernier, avec 75,8 millions de francs, le groupe agroalimentaire a augmenté son bénéfice net de près de 6% par rapport à l’exercice précédent. En Suisse, la société a bâti au fil du temps une relation de confiance avec ses clients. C’est en 1869 déjà que Samuel Bell-Roth ouvrait une première boucherie bovine dans la Streitgasse de Bâle. Aujourd’hui, neuf Suisses sur dix connaissent la marque au logo rouge et vert, qui s’est largement diversifiée en ne proposant pas seulement de la viande et de la charcuterie, mais aussi du poisson, des salades, des sandwiches et même du bircher müesli.

Sur le plan comptable, l’entreprise vend chaque seconde 50 produits Bell en Suisse. Coop, le principal actionnaire de l’entreprise avec 66% des parts, n’est pas étranger à ce succès, puisque le distributeur se charge de garnir majoritairement ses rayons en articles fabriqués par Bell. C’est ainsi que trois quarts des ventes de Bell en Suisse passent par Coop. En Allemagne, l’entreprise tire avantage d’un partenariat avec la chaîne de distribution locale Rewe.

Percée à l’étranger

En Suisse, on ne ressent presque aucun effet de la crise qui touche les voisins européens. Le pouvoir d’achat se maintient à un niveau élevé et les consommateurs ne rechignent pas à dépenser pour leur alimentation. Bell fait son lard de cette prospérité helvétique. Reste qu’avec une population de 8 millions d’habitants, le marché suisse n’offre pas beaucoup de perspectives de croissance. Raison pour laquelle le groupe tente une percée à l’étranger. Depuis 2008, Bell s’est lancé dans un programme d’acquisitions. D’abord en France, où l’entreprise a racheté le Groupe Polette, puis en Allemagne, où, de bon appétit, Bell a englouti en l’espace de quelques semaines les sociétés Zimbo et Abraham.

Zimbo possède un bon positionnement sur tout ce qui concerne les produits de boucherie et de charcuterie préemballés. Maison de tradition, la firme de Bochum exploite également des boucheries en Hongrie et en République tchèque. Abraham, le principal producteur de jambon fumé et de jambon cru en Allemagne, dispose également d’unités en Espagne et en Belgique.

Un réseau dont Bell se sert activement: sur les 27 sites que l’entreprise opère, seuls dix se trouvent encore en Suisse. Les analystes financiers conseillent toutefois à l’entreprise de réduire sa voilure après cette brochette d’achats. L’an dernier, Bell a déjà fermé le site de Bochum, qui servait avant tout de siège administratif à Zimbo, avec pour résultat une perte de 9 millions de francs.

Charcuterie haut de gamme

Hors des frontières, Bell se concentre sur la charcuterie haut de gamme. Son objectif est de compenser les éventuelles restrictions auxquelles les clients suisses se soumettraient. L’appétit national pour les produits carnés se révèle de toute manière assez limité. Chaque Suisse consomme en moyenne 54 kg de viande par an.

Au niveau européen, seuls les Finlandais sont moins carnassiers. Une modération qui s’explique par des prix au détail comparativement très chers. C’est le revers de la médaille de la protection dont jouit le pays face au marché agricole européen. En Suisse, le coût du fourrage et des médicaments pour animaux est sensiblement plus élevé qu’ailleurs; tandis que les importations, par exemple de viande de bœuf, sont soumises à autorisation. Ces mécanismes expliquent les écarts de prix avec le reste de l’Europe.

Quand donc un accord de libre-échange avec l’Union européenne dans le secteur agroalimentaire va-t-il entrer en vigueur? La réponse à cette question reste encore incertaine. Mais chez Bell, on est convaincu que le marché suisse va s’ouvrir un jour ou l’autre et on fait en sorte d’être prêt pour ce rendez-vous.

Dans une vision à long terme, la stratégie suivie par le groupe apparaît ainsi tout à fait pertinente, même si, à court terme, elle fait flamber des sommes importantes. «Jusqu’à aujourd’hui, l’expansion de Bell à l’étranger a surtout été synonyme de dépenses», relève Daniel Bürki, analyste à la Banque Cantonale de Zurich.

La direction du groupe se montre pourtant confiante dans sa capacité à boucler l’exercice 2013 dans les chiffres noirs à l’étranger. Daniel Bürki s’avoue plus sceptique: «Le marché allemand est très disputé. Les discounters Aldi et Lidl possèdent leurs propres fournisseurs et sont très puissants. En outre, les Allemands, lorsqu’il s’agit de viande, ne sont pas prêts à dépenser beaucoup d’argent.»

Pour sa part, l’analyste de la banque Sarasin Patrick Hasenböhler juge plutôt judicieuse l’expansion à l’étranger et n’estime pas que d’autres marchés européens seraient forcément plus faciles à conquérir. En Europe de l’Est et au Benelux, le chiffre d’affaires du secteur était en recul l’an dernier; il a légèrement progressé en Allemagne, et de manière un peu plus nette en France. «Pour une croissance forte, il faut viser l’Asie, mais Bell est une trop petite entreprise pour une telle aventure et il lui manque le savoir-faire nécessaire. Ce serait beaucoup trop téméraire de s’y risquer.»

L’analyste voit davantage de perspective de croissance dans le secteur dit des «Convenience», c’est-à-dire tout ce qui regroupe les sandwiches, salades et autres snacks, ainsi que dans celui du poisson et des fruits de mer. En volume, ce dernier département a progressé de 15,2% en 2012, soit mieux que n’importe quel autre secteur chez Bell.

En 2011, le groupe avait déjà mis son département Convenience sous la tutelle du spécialiste Hilcona. Dans le même temps, il avait acheté 49% des actions de cette société liechtensteinoise. Il compte grappiller encore 2% du capital en 2015. Cette coopération a pour but d’accélérer le développement du secteur. «Lors de la première année de collaboration, le franc fort a pesé sur les résultats. A moyen terme, cette opération a du sens», juge Patrick Hasenböhler.

Plus encore que l’aversion des consommateurs pour les produits de l’agro-business en réaction aux scandales comme celui de la viande de cheval, l’état de la conjoncture sur le continent sera décisif pour Bell. Le groupe a besoin d’un coup d’accélérateur à l’étranger. Ce dont il se passerait bien, ce sont de consommateurs près de leurs sous en temps de crise.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (2 / 2013).