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Un seul Dieu pour tous: le travail

La micro-polémique estivale engendrée par les propos de Silvia Blocher sur les femmes au foyer aura au moins démontré ceci: la sphère professionnelle a un statut de nouveau paradis.

C’est entendu, le travail, il n’y a que cela de vrai, de grand, de noble, de beau. C’est entendu, point de salut hors du boulot, point de liberté non plus. C’est entendu, on considère désormais l’homme — et la femme bien évidemment, surtout la femme — moins comme un animal raisonnable que comme une bête de somme. C’est entendu, dans la vieille injonction mangée aux mites pétainistes — travail, famille, patrie — il n’y a guère que le premier terme qui surnage dans les fantasmes et le désir contemporain. C’est entendu aussi: vivre à deux sur un seul salaire en Suisse est devenu depuis longtemps un luxe réservé à une extrême minorité.

Mais fallait-il pour autant trépigner, s’indigner, se sentir blessé par une phrase aussi banale, inintéressante et invérifiable que celle de Silvia Blocher dans un interview il y a quelques jours à la Berner Zeitung? On connait la rengaine, ce n’est pas la première fois que la femme du tribun UDC la roucoule: «Dans de nombreuses familles la femme exerce une activité lucrative, même financièrement inintéressante, juste pour suivre la mode.»

C’est son avis et c’est le silence qui aurait dû suivre devant la platitude du raisonnement et le peu de nouveauté de la constatation. Réactions outragées il y a eu pourtant, comme celle de Jill Székely, fondatrice de Swisswomen in business: «Madame Blocher insulte toutes les femmes qui exercent une activité professionnelle.» Et de vendre tout de suite la mèche idéologique: «La profession est aussi une partie intégrante de l’identité d’une personne.» Certes, éboueur un jour, éboueur toujours.

On mesure en tout cas l’immensité du chemin parcouru depuis la vieille et vermoulue conception biblique du travail: une malédiction qui ne pouvait s’expliquer que par une faute originelle condamnant les malheureuses créatures à gagner leur pain même pas bio à la sueur de leur front.

Reconnaissons à la décharge de cette ex-banquière que se sentir insulté, très vite, à la plus inoffensive déclaration, qu’on prend aussitôt pour soi, ou plutôt contre soi, semble être devenu, avec l’amour forcené du travail donc — une caractéristique de l’homme du 21ème siècle.

Cette sensibilité à l’insulte a sans doute plusieurs causes. Comme les communautarismes, la conception aussi du dialogue mis en vogue par les réseaux sociaux, où la sur-réaction est devenu la norme, évinçant la simple réaction, sans parler du silence dédaigneux. Ce qui en l’occurrence donnera sur twitter ce genre de commentaire: «C’est sûr qu’avec un mari bourré de tunes, pas besoin de bosser.» Pas de quoi faire avancer le schmilblick mais beaucoup le défouloir.

On pourrait aussi mettre en cause plus simplement une tendance narcissique au « grand pleurnichoir» que dénonce par exemple Franz-Olivier Giesbert dans son dernier roman «La cuisinière d’Himmler»: «La seule chose qui nous sépare finalement des animaux, ce n’est pas la conscience, qu’on leur refuse bêtement, mais cette tendance à l’auto-apitoiement qui tire l’humanité vers le bas.» Tellement fier de ce que l’on est — blanc, noir, homme, femme, travailleur, parasite, sédentaire, rom, policier, délinquant, ménagère, femme d’Etat — que la moindre critique, la moindre ironie qui viserait l’un de ces groupes auquel on se sent si glorieux d’appartenir, et aussitôt c’est affaire d’état et scandale de portée planétaire.

Notons encore, pour revenir à cette micro polémique estivale de la femme qui n’oserait plus rester au foyer même si l’envie l’en démangeait, que du côté des femmes UDC certaines ont voulu croire à «une erreur de traduction».

En revanche ces mêmes femmes UDC n’ont aucun problème avec cet autre engagement de Frau Blocher, beaucoup plus clair et concret et qui devrait susciter bien plus de débats puisque lourd de vraies conséquences pour des milliers de gens: pas un sou, claironne en substance la dame, pour les crèches — la famille étant une affaire privée, l’état n’aurait pas à la subventionner. Cette opinion, bien plus violente, choque moins, ce qui n’est pas surprenant si l’on admet que la nouvelle foi, clouée sur tous les frontons, se décline désormais en trois petits mots béguayés: travail, travail, travail.