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Sous la prairie, l’or noir

Les Etats-Unis sont en train de vivre une renaissance énergétique, alimentée par le pétrole de schiste. L’épicentre de ce phénomène se trouve au Dakota du Nord, dans la petite ville de Williston. Reportage sur les traces de cette nouvelle ruée vers l’or.

La grande flamme orange illumine la nuit. Sortie tout droit de la terre, elle crépite, grandit, puis rétrécit, alimentée par un carburant invisible. Juste à côté, une pompe fore sans relâche le sol, comme une gigantesque mante religieuse métallique. Le silence est presque complet, si ce n’est le léger grincement d’une poulie.

La scène se répète des milliers de fois dans ce coin du Dakota du Nord, coincé entre le Montana et la frontière canadienne, 5’161 fois très exactement. C’est le nombre de puits de pétrole qui recouvrent actuellement ce territoire de 520’000 km2 situé au-dessus de la dépression du Bakken, l’une des zones les plus riches en hydrocarbures au monde. Le sous-sol est si densément gorgé de pétrole qu’il ne vaut même pas la peine d’exploiter le gaz qui sort en même temps, devenu trop bon marché. On le brûle, ce qui crée une multitude de flammes illuminant la prairie.

La région n’en est pas à son premier boom pétrolier. «Nous en avons déjà connu un dans les années 1960, et un autre dans les années 1980, raconte Ward Koeser, le maire de Williston, une petite ville qui se trouve à l’épicentre du Bakken. Nous savons que notre sous-sol contient du pétrole depuis 1951, mais nous ne disposions pas jusqu’ici de la technologie nécessaire pour l’extraire de façon économiquement viable.»

La situation a changé en 2004, lorsque Continental Resources, une petite firme basée dans l’Oklahoma, a eu l’idée de combiner le forage d’un puits horizontal avec une nouvelle forme d’extraction, le fracking, qui consiste à injecter de l’eau, du sable et des produits chimiques à haute pression sous la terre pour provoquer de minuscules fissures dans la pierre contenant le pétrole, et ainsi le libérer.

Cette technique a été exploitée dans le Bakken à partir de 2006, par le groupe texan EOG Resources. Une autre entreprise, Brigham (rachetée depuis par Statoil), l’a améliorée en 2009, divisant l’unique puits horizontal en 25 bras, ce qui a permis d’élargir la surface de forage. Cela a donné lieu à une explosion de la production de pétrole.

Le Dakota du Nord est devenu le deuxième Etat pétrolier du pays derrière le Texas, dépassant la Californie en janvier 2012 et l’Alaska en mars 2012. En décembre 2012, la production a atteint un record de 769’000 barils par jour, comparé à 172’000 en 2008. Aujourd’hui, 10% du pétrole américain provient de ce petit Etat sauvage et peu peuplé.

De quoi alimenter un boom qui pourrait durer jusqu’à une centaine d’années, selon les estimations les plus optimistes. Les signes de cette aubaine pétrolière ne sont nulle part plus apparents qu’à Williston. Cette petite bourgade endormie est passée de 16’800 habitants en 2010 à 38’300 en 2012. Le taux de chômage y atteint à peine 1%, alors qu’il s’élève à 8% sur le plan national. Les routes autrefois désertes sont encombrées de camions, semi-remorques et autres monstres à 18 roues transportant du matériel vers les puits.

Le long de la rue principale, des panneaux égrènent les opportunités. «Rejoignez notre équipe», enjoint celui de Halliburton. «Nous engageons des réceptionnistes et des femmes de chambre», harangue celui du motel Super 8. Le McDonald’s local paie ses employés 17 dollars de l’heure, contre 8,25 dollars sur le plan national. Certains employés ont même reçu un bonus à l’engagement.

Brian Nestor fait partie de ceux qui ont voulu obtenir une part de ce gâteau pétrolier. Ce New-Yorkais de 27 ans aux épaules voûtées a déménagé à Williston en octobre dernier, avec son frère. «Nous avons commencé à y penser l’été dernier, après avoir entendu parler du boom aux nouvelles, raconte-t-il. A l’automne, nous avons pris notre voiture et fait trois jours de route pour gagner Williston.»

Un mois après son arrivée, il décroche un emploi ferme dans une entreprise de moulage, qui fournit ses services à l’industrie pétrolière. «Je me fais 26 dollars de l’heure et je travaille en moyenne une centaine d’heures par semaine, décrit-il. A l’année, je gagne passé 100’000 dollars.» Une petite fortune dans un pays qui peine à sortir de la récession. «L’océan me manque, les hivers sont longs et la nourriture est infâme, mais je vais rester aussi longtemps que possible.»

Brian Nestor est loin d’être un cas isolé. Au nord de Williston, plusieurs villes nouvelles sont sorties de terre pour héberger la foule de travailleurs récemment débarqués. Les champs de caravanes isolées à la hâte avec des planches côtoient les parcs de maisonnettes en tôle, toutes identiques, posées à même la boue. Le prix de l’immobilier a explosé dans la région: un deux-pièces coûte désormais 2’500 dollars par mois, contre 500 dollars il y a quelques années. De nombreux travailleurs en sont réduits à vivre dans leur voiture, parfois durant des mois. Cette pénurie a donné lieu à l’émergence de «man camps», de gigantesques camps composés de cabines préfabriquées à la lisière de la ville. «Tout est temporaire ici: une fois que les besoins en logement auront disparu, nous démonterons nos infrastructures et rendrons la terre aux paysans», explique Nicholas Nelsen, l’un des gérants du Bear Paw Lodge, une unité de 686 lits. Le comté de Williams, où se trouve Williston, en compte 9’700.

Dans ces camps aseptisés, l’alcool, la drogue, les armes à feu et les visites, même familiales, sont interdits. Il n’y a que 6 à 8% de femmes. Les ouvriers ont chacun une chambre, reçoivent trois repas par jour et ont accès à une salle de sport. Un bus les amène chaque jour sur les plateformes pétrolières. «Tout est fait pour qu’ils n’aient jamais besoin de quitter le camp, sauf pour aller travailler», souligne Nicholas Nelsen.

Mais l’ambiance n’est pas toujours aussi industrieuse à Williston. La ville compte désormais 50 hommes pour chaque femme. Cet afflux d’ouvriers masculins au porte-monnaie bien garni n’est pas passé inaperçu dans les milieux de la prostitution. Les deux strip-clubs de Williston, Heartbreakers et Whispers, ne désemplissent pas.

Trinity, une petite blonde aux cheveux bouclés, a quitté son Montana natal il y a sept mois pour venir travailler chez Heartbreakers. «Une éternité, rigole la jeune fille de 22 ans, entre deux conversations avec des clients. La plupart des filles passent deux à trois semaines ici, gagnent un maximum d’argent, puis s’en vont.» Les bons soirs, elle peut se faire jusqu’à 2’000 dollars.

Les nouveaux venus ne sont pas les seuls à avoir profité du boom pétrolier. «Il y a quelques années, Williston était une communauté agricole vieillissante, se souvient le maire Ward Koeser. Les jeunes quittaient la ville pour aller à l’université et ne revenaient pas, car il n’y avait pas de travail.» L’exode était tel que le gouvernement a même envisagé de vider ce territoire de ses derniers habitants pour le transformer en réserve naturelle pour les bisons.

Cette tendance a été complètement inversée par la manne pétrolière. Le nombre de foyers qui gagnent plus de 100’000 dollars par an est passé de 6 à 21% en une décennie au Dakota du Nord. Le revenu moyen atteint 77’000 dollars, contre 43’000 dollars sur le plan national.

A Williston, il n’est pas facile de trouver quelqu’un qui n’ait pas profité du boom pétrolier. Même chez les retraités. Ils sont nombreux à s’être regroupés en ce samedi de février dans la salle paroissiale de l’église luthérienne pour le «Lutefisk» annuel, une fête qui commémore les racines norvégiennes des habitants du cru. Le clou de la cérémonie: de la morue séchée arrosée de beurre. «La plupart de nos ancêtres sont arrivés au Dakota du Nord à la fin du XIXe siècle, raconte Jerry Olsen, 78 ans, en servant des bols de poisson fumant. Le gouvernement leur a donné des terres, contre la promesse de les cultiver.»

Nouveaux riches

Ce cadeau s’est avéré être une véritable bénédiction avec la découverte du pétrole en 1951. «Au Dakota du Nord, le propriétaire de la terre en surface ne doit pas forcément être le même que celui du sous-sol», indique-t-il. Nombre de paysans ont donc vendu leurs droits minéraux aux entreprises pétrolières, empochant au passage un joli pactole.

Luanna Fisketjon n’a reçu qu’un quart des bénéfices réalisés par ses parents sur leur ferme, mais cela lui suffira pour prendre sa retraite à la fin de l’année, à l’âge de 51 ans. Son mari et elle ont acheté une maison en Floride. «Mes parents ont reçu 90’000 dollars initialement, puis 16’000 dollars par mois pour l’exploitation du puits qui se trouve sur leurs terres, relate-t-elle. Ils ne savent pas quoi faire de cet argent. Ils ont l’habitude de vivre avec 1’000 dollars par mois.» Ces nouveaux riches ont fait exploser les résultats des banques locales. La McKenzie County Bank, située à Watford City, une bourgade au sud de Williston où les puits de pétrole cohabitent avec les silos et les ascenseurs à grain, a vu ses avoirs sous gestion passer de 29 millions de dollars en 2002 à 114 millions de dollars en 2012. «Il y a une incroyable concentration de richesses dans la région, commente Dale Patten, son directeur, au milieu des têtes de bison empaillées et des peaux d’ours qui ornent les murs de l’établissement.

Le Bakken souffre néanmoins d’un handicap de taille: engoncé au milieu des terres, il se trouve à des milliers de kilomètres des raffineries situées sur les côtes. Et les capacités de transport manquent. Environ 40% du pétrole extrait au Dakota du Nord est envoyé vers Minneapolis et Chicago par pipeline, 5% quitte la région par la route et 55% par le rail. «Cette dernière option est la meilleure car elle permet d’obtenir un meilleur prix: un baril, qui coûte 45 à 65 dollars à produire dans le Bakken, se vend 110 dollars sur les côtes, contre 90 dollars ici», explique Mike Morey, un analyste de Viking Mutual Funds, un fonds basé à Minot, à l’est de Williston.

Rich Vestal, un entrepreneur de Williston qui s’est spécialisé dans le transport de pétrole par la route, compte bien profiter de cette aubaine. Depuis le début du boom, ses employés sont passés de 12 à 155 personnes. «Je cherche maintenant à remplacer mes camions par des trains», indique-t-il en inspectant les rails qui viennent d’être posés à côté du terminal ferroviaire qu’il est en train de construire en bordure de Williston. «Un camion peut transporter 220 barils, un wagon 700 barils», glisse-t-il.

Les cheveux blancs qui dépassent de sa casquette en disent long sur son expérience. «J’ai vécu le boom de la fin des années 1970. Lorsqu’il s’est éteint, au milieu des années 1980, j’ai tout perdu. J’ai dû licencier une bonne partie de mes employés et me mettre en faillite.» La fin du boom, provoqué par la chute soudaine du prix du pétrole dans le sillage des crises énergétiques de 1973 et 1979, a été vécue comme un traumatisme à Williston. «Beaucoup de gens ont été brisés, note Rich Vestal. Mais cette fois, ce sera différent: la technologie a beaucoup progressé et il y a bien plus de pétrole à extraire.»

Cette confiance aveugle est omniprésente à Williston. La ville vient d’investir 70 millions de dollars dans la construction d’un centre sportif et 150 millions de dollars pour un nouvel aéroport. Elle a aussi bâti de nouvelles routes, écoles et hôpitaux. Ces investissements sont financés par le pétrole: le Dakota du Nord perçoit 11,5 centimes sur chaque dollar gagné par les entreprises pétrolières, soit 2 milliards de dollars de revenus supplémentaires par an.

Craintes des écologistes

Williston ne craint-elle pas de voir l’histoire se répéter? Lorsque le dernier boom s’est effondré, la ville s’est retrouvée avec 28 millions dollars de dettes et des infrastructures sur les bras dont plus personne n’avait besoin. «Le boom pétrolier est là pour durer et, au final, il s’agit plutôt d’une bénédiction que d’un fléau, assure le maire Ward Koeser, légèrement irrité. Chaque nouveau puits construit suscite la création de deux emplois permanents. Sur dix ans, cela fait 40’000 places de travail.» Cet ancien professeur de mathématiques, lui-même venu à Williston en 1978 pour fonder une entreprise louant des radios aux entreprises pétrolières, pense qu’une partie de ces gens s’installeront ici de façon définitive.

L’autre sujet qui fâche à Williston, ce sont les craintes des écologistes. Contrairement à ce qui se passe en Pennsylvanie et au Texas, les produits chimiques utilisés pour le fracking et les feux gaziers, qui libèrent du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ne sont pratiquement pas réglementés au Dakota du Nord. «Cela ne m’empêche pas de dormir la nuit, assure Ward Koeser. Au Dakota du Nord, les forages se déroulent à 3’000 m de profondeur, soit bien en dessous de la nappe phréatique. Et ces craintes trouvent peu de relais au sein de la population. Les paysans du coin ne sont pas des écologistes.»

Une chose le préoccupe néanmoins. «Actuellement, 40% de la population travaille dans l’industrie pétrolière, c’est beaucoup trop.» Mais les idées pour diversifier l’économie locale manquent. Cette tâche revient à Tom Rolfstad. Ce grand homme aux traits patibulaires est responsable du développement économique de Williston. «Après le boom, nous aurons des terminaux ferroviaires, du gaz en abondance et beaucoup d’eau à disposition, énumère-t-il. Nous pourrions attirer des firmes qui fabriquent du plastique, des fertilisants ou des produits chimiques.» Dans un coin de son bureau, un tas de pelles rayées témoigne de la frénésie qui s’est abattue sur Williston ces derniers mois. «Nous les utilisons pour donner le premier coup de pioche sur les nouveaux chantiers», relève-t-il, en jetant un coup d’œil furtif aux cartes de puits pétroliers qui ornent ses murs. «Il n’y a plus de retour en arrière possible, Williston ne redeviendra jamais la petite ville sans avenir qu’elle était.»
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 2 / 2013)